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compagnons de Henri IV. Les manières simples de mon compagnon de table répondaient parfaitement à la noblesse de ses traits ; le ton de sa voix était rempli de mesure, et les choses qu’il disait sages et intéressantes. Nous parlions de ce qui peut intéresser un voyageur, et, par exemple, des habitudes sociales des Français actuels comparées avec les usages qui régnaient il y a une trentaine d’années.

Ce monsieur aux traits si nobles est sans doute l’homme le plus remarquable que j’aie rencontré dans mon voyage. Il m’a dit, sur la fin du déjeuner, qu’il est marchand colporteur de tissus de soie ; son quartier général est à Lyon, où il va passer six semaines toutes les années. Pendant le reste du temps, il parcourt les petites villes et bourgs de France avec une charrette attelée de deux chevaux et chargée de soieries. En effet, en sortant, j’ai vu son écriteau en toile accroché devant la porte d’une sorte de bûcher faisant boutique au besoin, qu’il m’a dit que les aubergistes tiennent à la disposition des marchands forains tels que lui.

Avant 1814, ajoutait-il, un bourgeois de petite ville venait voir mes marchandises avec sa femme ou sa maîtresse, marchandait deux minutes et m’achetait un objet de trois cents francs ; maintenant il faut parler un gros quart d’heure pour vendre un article de vingt-cinq francs : je ne place rapidement et beaucoup que des écharpes de cinq ou six francs ; les Français sont devenus égoïstes. Ce mot est le premier terme impropre dont se soit servi mon compagnon de déjeuner pendant une conversation que j’ai fait durer une heure et demie. Il me dit qu’il y a maintenant plus de marchands que d’acheteurs. (C’est là le grand inconvénient de la civilisation actuelle : plus de médecins que de malades, plus d’avocats que de procès, etc.)

J’ai quitté cet homme si distingué le plus tard que j’ai pu. Le pays devient plus fertile à mesure que l’on s’avance vers Loches ; les bords de l’Indre se couvrent de petits noyers mesquins de quinze pieds de haut. La grande route ne s’éloigne jamais beau-