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L’abbé Auger demeurait rue des Fossoyeurs, n. 17, et monseigneur l’évêque de Lescars dans la rue des Canelles, tout près de la première. Comme ils étaient lettrés tous deux et que leur tendre affection était réciproque, un échange continuel de soins d’obligeance découlait tout naturellement de leur union vive et solide ; l’abbé corrigeait les épreuves de l’évêque, et la petite Charlotte-Sophie Auger, nièce de ce dernier, était chargée, à sa grande satisfaction, de reporter au prélat toutes ses corrections ; c’était ma mère, qui à cette époque avait une dizaine d’années, et était bien la plus jolie petite brune, vive, sémillante et spirituelle qu’on pût voir. M. de Noé adorait cette petite, qui était enchantée, et s’informait toujours de son vénérable oncle, s’il y avait quelques épreuves à porter à monseigneur. Un jour du mois de février, le plus triste, le plus ennuyeux et le plus froid de l’hiver, l’oncle ordonna à sa petite favorite de porter les papiers d’usage ; ma bonne grand’maman l’enveloppa de sa pelisse fourrée, et la voilà partie. Arrivée au pas et au but de sa course, car la neige commença à tomber terriblement fort, monseigneur, qui attendait cet envoi, observait de sa fenêtre le charmant messager femelle.

Il l’aperçut qui franchissait le seuil de son hôtel, et descendit lui-même tête nue et sans crainte de se mouiller ; il s’avança dans la cour auprès de l’enfant, l’enleva, et lui ôtant aussitôt sa pelisse, il l’enveloppa de sa large soutane, et la porta ainsi jusque dans son cabinet, où un feu à pleine cheminée brillait de la clarté de la flamme pétillante qui s’en échappait. « Mais, ma chère enfant, lui dit-il, votre oncle vous prend donc pour une petite Lacédémonienne, de vous envoyer par le temps qu’il fait ? — Pas du tout, monseigneur, lui répondit-elle, il ne tombait pas de neige lorsque je suis partie, et mon oncle et moi ne pouvions pas prévoir que je n’aurais pas le temps d’arriver jusqu’à vous ! — Allons, ma petite nièce (c’est le nom qu’il lui donnait souvent), ôtons ces légers souliers qui sont déjà tout traversés, que je vous asseye dans mon grand fauteuil à la Voltaire,