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d’envie que dans les provinces ; quoique bonne disposition que l’on ait, on ne peut pas haïr un inconnu.

Ce dîner était excellent, mais ennuyeux ; nouveaux riches, fort riches. Un seigneur de fraîche date, fort bel homme, tout garni de chaînes d’or, tout fier d’un ruban dont la rosette date de deux jours, a trouvé bon d’accaparer la parole ; il semblait réciter une leçon apprise par cœur.

Notre révolution de 1850, s’écriait-il, avait une mission sublime, elle l’a bien remplie. Honorons, bénissons la mémoire des hommes dont le génie et la vertu ont rendu la France indépendante du caprice des rois voisins, libre et vertueuse à l’intérieur. Mais ne cherchons point à imiter ces hommes sublimes, car ils ne nous ont laissé rien à faire qu’à jouir en paix du fruit de leurs travaux. Gardons-nous de déranger l’équilibre des choses, n’ayons point l’imprudence de réveiller l’esprit d’émulation dans le peuple, là surtout est le danger. Plus d’enseignement mutuel, plus de grandes écoles… Alors on a ri tout haut, car le monsieur a fait sa fortune par les sciences et par les grandes écoles. Il a été piqué au vif, sa vanité blessée l’a jeté dans des imprudences ; les rires ont redoublé, et l’on peut dire qu’il a été hué autant que la politesse le permet. M. N…, comme tant d’autres, voudrait jouir de ses places, et en même temps trouver dans les salons cette haute considération, cette bienveillance unanime qu’il y rencontrait jadis. Voilà le tourment de ces messieurs qui ont fait fortune depuis sept ans

— C’est une véritable maladie européenne, s’est-il écrié avec humeur, que ce besoin des peuples de se mêler des affaires publiques et d’intervenir dans l’exercice du pouvoir souverain. Ce pouvoir, pour faire le bien, ne doit avoir que des barrières toutes morales, autrement votre opposition lui donnera des distractions et peut-être même de la colère, et il ne pourra plus se dévouer tout entier à la haute mission qu’il a reçue du ciel…. (J’arrange le style, qui était bien autrement emphatique.)

À ces mots, tout le monde s’est permis de se moquer du grand