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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

À Rome même, la décadence avait été d’une si étonnante rapidité, que, dès l’an 300, les architectes qui construisirent l’arc de triomphe de Constantin (que l’on voit encore aujourd’hui près du Colisée) ne trouvèrent rien de mieux que de voler les bas-reliefs et les colonnes de l’arc de triomphe de Trajan ; et ces colonnes, ils les placèrent la tête en bas. Chose singulière ! c’était précisément pendant que dans Rome l’on en était à ce point de barbarie, que les Gaules arrivaient à leur plus haut point de splendeur littéraire. La langue latine était parlée généralement : Toulouse, Autun, Trêves et Bordeaux étaient des capitales brillantes. Mais les invasions des barbares vinrent tout effacer, et vers l’an 1000, après que les Normands et tant d’autres eurent pillé la France, on ne pourrait se faire d’idée aujourd’hui de la misère de Chartres, de Paris, de Reims, des lieux, en un mot, que le treizième siècle enrichit de ses plus magnifiques édifices.

Au milieu de l’effroyable désordre et du malheur général, les hommes en vinrent à ne plus songer qu’au moment présent, toute idée d’avenir autre que celle du paradis s’éteignit dans les cœurs. On ne construisit plus que de misérables maisons en bois pour se mettre à l’abri de la pluie et du froid, et au dixième siècle il n’y eut plus d’architecture. Mais après l’an mil, l’idée habilement répandue de la proximité de la fin du monde avait rassemblé des richesses énormes dans les mains du clergé. Or, quel plaisir pouvait se donner un évêque de l’an mil, qui pouvait tout sur les paysans du voisinage, et qui avait réuni beaucoup de livres pesant d’or et d’argent, si ce n’est celui de bâtir une cathédrale ? De là, la magnifique renaissance de l’architecture au onzième siècle.

Chose étonnante ! Nos barbares ancêtres, quoique si forts matériellement, n’eurent point l’idée de bâtir avec d’énormes blocs de pierre. C’est ce qu’avaient fait pourtant ces peuples antiques et à demi sauvages, qui ont laissé à Alba (près de Rome) et en cent endroits de l’Italie ces constructions si imposantes que l’on appelle aujourd’hui cyclopéennes.