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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

de petite ville, que vous êtes un prince ; vous ne vous donneriez pas la peine de faire ces gestes si vous étiez seul ; il est naturel que je me dise : Est-ce que ce comédien réussit ? est-ce que je le trouve majestueux ? Cette seule question détruit tout sentiment.

Il y a longtemps qu’on ne fait plus de gestes, et qu’il n’y a plus de naturel dans la bonne compagnie ; plus la chose que l’on dit est importante pour qui la dit, plus il doit avoir l’air impassible. Comment fera la pauvre sculpture, qui ne vit que de gestes ? Elle ne vivra plus. Si elle veut représenter les actions énergiques des grands hommes du jour, elle est réduite le plus souvent à copier une affectation. Voyez la statue de Casimir Périer au Père-Lachaise, il parle avec affectation, et, pour parler à ses collègues de la chambre, il s’est revêtu de son manteau par dessus son uniforme ; ce qui donnerait l’idée, si cette statue donnait une idée, que le héros craint la pluie à la tribune.

Voyez le geste du Louis XIII de M. Ingres, au moment où il met son royaume sous la protection de la sainte Vierge. Le peintre a voulu faire un geste passionné, et, malgré son grand talent, n’est parvenu qu’au geste de portefaix. La sublime gravure de M. Calamatta n’a pu sauver les défauts de l’original. La madone fait la moue pour être grave et respectueuse. Elle n’est pas grave malgré elle, comme les vierges de ce Raphaël que M. Ingres imite.

Voyez le Henri IV du pont Neuf : c’est un conscrit qui craint de tomber de cheval. Le Louis XIV de la place des Victoires est plus savant : c’est M. Franconi faisant faire des tours à son cheval devant une chambrée complète.

— Marc-Aurèle, au contraire, étend la main pour parler à ses soldats, et n’a nullement l’idée d’être majestueux pour s’en faire respecter.

— Mais, me disait un artiste français, et triomphant de sa remarque, les cuisses du Marc-Aurèle rentrent dans les côtes du cheval.