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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

de sept ans gagne déjà quelque chose ; c’est pour cela qu’il ne veut pas qu’on le lui enlève pour apprendre à lire.

Mais ces idées sont désolantes.

C’est par une raison semblable que je ne parlerai pas des deux émeutes de 1831 et 1834. Il y eut des erreurs dans l’esprit des Lyonnais, mais ils firent preuve d’une bravoure surhumaine. On m’a prêté par grâce spéciale un manuscrit de deux cents pages d’une petite écriture très-fine ; c’est une histoire jour par jour et fort détaillée des deux émeutes. Un jour elle paraîtra ; tout ce qu’il m’est permis d’en dire, c’est qu’elle contredit à peu près tout ce qui a été publié jusqu’ici.

Lorsqu’on se trouve à Lyon avec un homme âgé, il faut le mettre sur le fameux siège de 1793. Si les alliés, ennemis de la France, avaient eu l’ombre du talent militaire, ils pouvaient de Toulon remonter le Rhône, et venir au secours des Lyonnais. Heureusement, à cette époque, les hommes de génie seuls savaient faire la guerre.

Après la prise de Lyon, on conduisait une cinquantaine de Lyonnais attachés par le bras, deux à deux, à la plaine des Brotteaux, où on les fusillait. Tout en marchant, un de ces braves gens parvient à délier à moitié son bras droit lié au bras gauche de son compagnon d’infortune.

— Achevez de vous délier, dit-il à voix basse à celui-ci, et, à la première rue que nous rencontrerons à droite ou à gauche, sauvons-nous à toutes jambes.

— Que dites-vous là, répond le compagnon indigné, vous allez me compromettre !

Ce mot peint le courage mouton de l’époque, et la petite quantité de présence d’esprit dans les dangers, qu’une civilisation étiolée avait laissée aux Français. Ce n’est point ainsi qu’on en agissait du temps de la Ligue : voir les naïfs et admirables journaux de Henri III et de Henri IV ; on dirait un autre peuple.

Ce n’est point ainsi qu’il faudrait en agir si, par impossible, la Terreur reparaissait en France. On doit se faire tuer en essayant