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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

Saint-Clair, et où six cents personnes boivent de la bière ensemble tous les dimanches.

Sur la rive gauche du Rhône, Lyon avait, en Dauphiné, un petit faubourg qui s’appelle la Guillotière, et qui depuis peu est devenu une ville de vingt-quatre mille habitants. Par malheur, le Rhône tend à quitter Lyon et à se jeter sur la Guillotière. Il est question, depuis vingt ans, de faire une digue formidable, mais, jusqu’ici, l’on n’a pas réussi ; sous la Restauration, les jésuites s’étaient emparés de la direction de cette digue. (Encore les jésuites ! s’écrie un de mes amis qui lit le manuscrit. Il a raison, je suis honteux de ces répétitions.) Ces messieurs étaient arrivés à cette affaire comme dirigeant celles de l’hôpital, qui a des biens sur l’une et l’autre rive du Rhône. Mais la difficulté dépend de la nature, et l’intrigue n’y pouvait rien, la digue est à faire. On raconte des menées curieuses, mais qui prendraient six pages. Au reste, on m’a dit tant de choses contradictoires et si singulières sur l’histoire de la digue du Rhône, que j’aime mieux ne rien spécifier.

La Guillotière s’appuie à de grandes fortifications élevées sur la rive gauche du Rhône, vis-à-vis la Croix-Rousse, et la bravoure reconnue des habitants rendrait ce faubourg imprenable, si jamais le roi de Sardaigne venait l’assiéger.


On ne s’attendait guère
À voir le nom du roi venir en cette affaire.


Mais croirait-on qu’il y a des gens, à Lyon, qui veulent faire de ce prince un épouvantail pour leurs concitoyens ?

Anecdote déchirante ce matin.

Le malheur de cette ville, le voici : on se marie beaucoup trop à la légère. Le mariage, au dix-neuvième siècle, est un luxe, et un grand luxe ; il faut être fort riche pour se le permettre. Et puis, quelle manie de créer des misérables ! Car enfin le fils d’un bourgeois, d’un monsieur, comme on dit à Lyon, ne se fera jamais menuisier ou bottier. Tant que l’empereur a fait la guerre,