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ŒUVRES DE STENDHAL.

celui des Boucheries, vers la Saône. Point : on préfère l’ancienne place, et la ville est à jamais enlaidie.

L’Italie, à deux pas de Lyon, offre quatre cents modèles de théâtres tout faits et de toutes grandeurs, depuis le théâtre de Côme jusqu’à celui de Gênes. Cette sorte d’épure est préférable à un plan. Mais les bourgeois de Lyon se gardèrent bien d’aller voir le théâtre de la Fenice, à Venise, ou le théâtre neuf de Brescia ou le théâtre de la Scala. Pour comble de ridicule, un homme grave prétendait hier, dans une maison on j’ai passé la soirée, que certaines gens ont beaucoup gagné dans la reconstruction de la salle de spectacle ; mais, dans le Midi, on lance cette accusation à propos de toutes les grosses sommes dépensées par le gouvernement ou les villes : c’est encore de l’envie. On a dit ce soir que de 1814 à 1830 les jésuites ont régné à Lyon ; ils faisaient rapidement la conquête de tous les fonctionnaires publics, et si quelque imprudent leur résistait, il était bien vite renvoyé.

Je ne connais qu’une chose que l’on fasse très-bien à Lyon, on y mange admirablement, et, selon moi, mieux qu’à Paris. Les légumes surtout y sont divinement apprêtés. À Londres, j’ai appris que l’on cultive vingt-deux espèces de pommes de terre : à Lyon, j’ai vu vingt-deux manières différentes de les apprêter, et douze au moins de ces manières sont inconnues à Paris.

À l’un de mes voyages, M. Robert, de Milan, négociant, ancien officier, homme de cœur et d’esprit, acquit des droits éternels à ma reconnaissance, en me présentant à une société de gens qui savaient dîner. Ces messieurs, au nombre de dix ou douze, se donnaient à dîner quatre fois la semaine, chacun à son tour. Celui qui manquait un dîner, payait une amende de douze bouteilles de vin de Bourgogne. Ces messieurs avaient des cuisinières et non des cuisiniers. À ces dîners, point de politique passionnée, point de littérature, aucune prétention à montrer de l’esprit ; l’unique affaire était de bien manger. Un plat était-il excellent, on gardait un silence religieux en s’en occupant. Du reste, chaque plat était jugé sévèrement, et sans complaisance aucune