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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.


— Lyon, le 27 mai.

Mon cousin C… m’a mené à la maison commune. J’ai remarqué, sur sept à huit grandes tables, une foule de dessins fort bien exécutés, et représentant des coupes de pierre, des voûtes, des ponts, etc., etc. : tout cela est presque aussi bien que les dessins de l’école Polytechnique. Je demande d’où viennent ces dessins étonnants, on m’apprend qu’ils sortent de l’école des frères ignorantins.

J’ai supposé d’abord qu’il y avait ici quelque ruse, mais le triomphe de ces messieurs est bien plus réel. Un négociant de Lyon, qui avait le même soupçon que moi, a demandé la copie d’un beau dessin représentant un des ponts suspendus que les frères Séguin viennent de construire sur le Rhône. Un enfant de quatorze ans, élève des frères, a rendu, huit jours après, une copie magnifique, et le dessin original n’a été ni piqué ni calqué. Le fait est qu’il y a ici un frère ignorantin qui enseigne la géométrie descriptive comme on peut le faire dans les meilleurs collèges de Paris.

Pour six mille six cents francs, on a onze frères, qui enseignent onze cents enfants, par conséquent chaque enfant coûte six francs à la ville, et encore souvent les frères fournissent l’encre, le papier, les plumes et les livres aux plus pauvres de ces enfants. (Il doit y avoir des frais énormes.)

L’école d’enseignement mutuel ne saurait lutter contre la passion qui anime les frères, ni à plus forte raison contre les ressources financières qui les soutiennent. Je crois que chaque enfant de l’école mutuelle coûte vingt-cinq francs à la ville. Au reste, il est fort difficile de savoir la vérité sur ces choses-là, et ce n’est point un voyageur, qui passe huit jours dans un pays et qui n’a pas la mine grave, qui peut se flatter d’arriver à ces profonds mystères. Tout ce qui est noble, tout ce qui est dévot, tout ce qui est enthousiaste des journées de juillet, tout ce qui en a peur, ne parle des frères qu’avec passion.

J’ai trouvé toutes les femmes de Lyon, même celles des né-