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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.

l’on obtient, sans engrais, trois ou quatre récoltes magnifiques. Dans le pays de Dombes, les cinq sixièmes de la population croient aux sorciers, et tous les trois ou quatre ans on a un beau miracle. Cet état de la basse classe plaît beaucoup à de certaines gens que le lecteur nomme pour moi. Comme je disais assez étourdiment que la France devrait faire cadeau de vingt mille francs par an à ce malheureux pays, pour qu’il eût des maîtres qui enseigneraient à lire et qu’il n’y a point de sorciers :

— Gardons-nous-en bien, monsieur ! s’est écrié M. de M. avec l’accent de la passion.

Quant à moi, je juge de la moralité politique d’un homme par son plus ou moins de haine pour l’instruction. Dans les régions élevées, où, pour garder sa place, l’on n’ose plus haïr l’instruction, on hait du moins l’esprit et l’on protège les savants. Seconde imprudence, on dira de moi que je suis un méchant, un homme noir ; hélas ! je m’aperçois tous les jours du contraire.

Nous passons rapidement devant Tournus, jolie petite ville bâtie sur la rive droite de la Saône.

Ce même M. de M., qui s’est récrié contre l’instruction que je voulais donner aux paysans de Dombes, connaît bien ce pays-ci, qui est le sien. C’est un esprit sec, exact, mais très-orné ; il aime mieux parler des circonstances physiques ou historiques du pays que de ses circonstances morales ; il m’apprend que Tournus a, comme Châlon, sa colonne antique pêchée dans la Saône il y a quelques années.

La conversation de M. de M. a une fleur de politesse exquise, qui m’aurait fait deviner l’opinion à laquelle il appartient, quand même elle ne se fût pas trahie par l’exclamation contre les maîtres de lecture. J’évite avec soin de blesser cette opinion, et bientôt je puis me permettre de faire quelques questions sur l’abbaye de Tournus, que nous apercevons fort bien du bateau,

— Cette abbaye, qui s’appelle Saint-Philibert, me répond-il, fut fondée au neuvième siècle. Deux fois elle fut détruite, d’abord