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MÉMOIRES D’UN TOURISTE.


— Chalon-sur-Saône, le 14 mai.

Une affaire de deux heures m’appelait à Autun ; mais je me suis donné le plaisir de passer une demi-journée devant ses admirables monuments. Quelle simplicité sublime ! L’antique, même du temps de Dioclétien, élève l’âme jusqu’à cette sérénité voisine de la vertu parfaite et qui rend les sacrifices faciles. Mais quelle âme sent le simple aujourd’hui ?

S’il se trouve à Paris quelque pauvre jeune homme doué de l’horreur du vaudeville, et de cette disposition intime cousine germaine de la niaiserie, qui fait que l’on aime la belle architecture, il doit venir à Autun s’il ne peut aller jusqu’à Nîmes. En présence de ces deux arcs de triomphe presque entiers, il trouvera le pourquoi de son horreur pour tous ces édifices gallo-grecs qu’on appelle magnifiques dans les publications officielles.

Il y a trente ans, on applaudissait Lainé à l’Opéra, aujourd’hui l’on applaudit M. Duprez ; on bâtissait le garde-meuble il y a cinquante ans (cet édifice sera passable lorsqu’il sera en ruines), on bâtit la Madeleine aujourd’hui. Il y a progrès. Faisons un pas de plus : lorsqu’on demandera une petite église, osons copier un temple d’Athènes ou le Panthéon de Rome, ou du moins la Maison-Carrée. Mais elle serait écrasée par la hauteur de nos maisons.

À Autun, quel contraste ! Le caractère d’un brave Gaulois furieux contre les Romains de César, et le caractère du bourgeois montant la garde en biset devant la porte d’Arroux !

Et cependant le soixantième ancêtre de ce bourgeois piteux était un Gaulois citoyen de Bibracte ! Voilà, il faut en convenir, un résultat bien glorieux de notre civilisation moderne ! Elle produit le Diorama et des chemins de fer ; on moule admirablement, d’après nature, des oiseaux et des plantes ; en vingt et une heures un Parisien verra Marseille ; mais quel homme sera ce Parisien ?

En nous ôtant les périls de tous les jours, les bons gendarmes nous ôtent la moitié de notre valeur réelle. Dès que l’homme