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pagnons, si gais, si aimables, si nobles, que je m’étais figurés, je ne les trouvais pas ; mais à leur place des polissons très-égoïstes. Ce désappointement, je l’ai eu à peu près dans tout le courant de ma vie.

» Je ne réussissais guère auprès de mes camarades ; je vois aujourd’hui que j’avais alors un mélange fort ridicule de hauteur et de besoin de m’amuser. Je répondais à leur égoïsme le plus âpre par mes idées de noblesse espagnole ; j’étais navré quand, dans leurs jeux, ils me laissaient de côté. »

« Vers 1796, je me liai avec François B. C’était un homme simple, naturel, de bonne foi. Nous faisions de longues promenades ensemble vers la tour de Rabot et la Bastille. La vue magnifique dont on jouit de là, surtout vers Eybins, derrière lequel apparaissent les plus hautes Alpes, élevait notre âme.

» Dans ces promenades nous nous faisions part, avec toute franchise, de ce qu’il nous semblait de cette forêt terrible, sombre et délicieuse, dans laquelle nous étions sur le point d’entrer : on voit qu’il s’agit de la société et du monde.

» B. avait de grands avantages sur moi.

» 1o Il avait vécu libre depuis son enfance, étant fils d’un père qui ne l’aimait point trop, et savait s’amuser autrement qu’en faisant de son fils sa poupée.

» 2o Ce père, bourgeois de campagne fort aisé, habitait un village situé à une poste de Grenoble, vers l’est, dans une position fort agréable de la vallée de l’Isère. Ce bon campagnard, amateur du vin, de la bonne chère et des fraîches paysannes, avait loué un petit appartement à Grenoble pour ses deux fils, qui y faisaient leur éducation. L’aîné, suivant l’usage de notre province, se nommait B. tout court. Le cadet, R. B., humoriste, homme singulier, vrai Dauphinois, mais généreux et peu jaloux, même alors, de l’amitié que B. et moi avions l’un pour l’autre ; fondée sur la plus parfaite bonne foi, cette amitié fut intime au bout de quinze jours.

» Les B. habitaient la rue Chenoise. Dans cet appartement situé au troisième étage, vivait avec les B. leur sœur, mademoiselle V…, fort simple, fort jolie, mais nullement d’une beauté grecque ; au contraire, c’était une figure profondément