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reur, courrier, mais toujours serf, et comme tel, misérable. J’eus l’idée un instant de me faire ermite ; mais on me dit qu’il fallait pour cela être affranchi. Je me décidai alors à devenir ladre, puisque c’était le seul moyen de vivre à l’aise et selon sa fantaisie. Un mendiant de Paris m’avait appris à imiter les ulcères avec de la pâte de seigle et du mil ; je n’eus pas de peine à me faire passer pour lépreux : on me bâtit aussitôt une logette sur cette colline ; on me donna une vache, un verger, une vigne ; le curé me revêtit d’un suaire, prononça sur moi l’office des morts, me jeta une pellée de terre sur la tête ; puis on me laissa en promettant de me fournir chaque semaine tout ce dont je pourrais avoir besoin, et on n’y a jamais manqué.

— Mais vous ne pouvez approcher les autres hommes ?

— Sans doute : il m’est défendu d’aller dans les réunions, de parler à ceux qui sont sous le vent, de boire aux fontaines, de passer par les ruelles, de toucher les enfants ; je vis isolé, j’inspire le dégoût et l’horreur ; mais crois-tu que ce soit acheter trop cher l’aisance et la liberté ?

— Le ciel me préserve de les conquérir à ce prix, pensa Jehan ; mais pourquoi faut-il vivre dans un monde où l’on doive les payer aussi cher !

Le repas achevé, le ladre étendit à terre une peau de chèvre sur laquelle le fils de Thomas passa la nuit.

Le lendemain, il prit congé de son hôte et continua sa route vers Paris.