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Cependant qu’en montant l’escalier de l’hôtel où ces dames sont attendues, et devisant sur l’incident, l’aimable prêteuse murmure à l’oreille de son amie :

— C’est égal, je n’aurais jamais cru ça de ta mère.

En 1929 la chose n’aurait choqué personne, même authentique.


Ça va bien, ça va bien (histoire contée par Pierre)

C’était à X, où cantonnait pendant l’hiver 1915 un détachement d’infanterie. Dans le village en ruines, les soldats, brisés de fatigue, s’installent, s’organisent, utilisant tout ce qui peut leur donner un peu de confort et même de la distraction. Au cours d’une recherche minutieuse dans le grenier d’une pauvre maison délabrée, le sergent D voit reluire quelque chose dans l’ombre, et découvre le pavillon d’un phonographe attaché à l’appareil ! Ô joie ! Voilà de quoi égayer les heures qui semblent s’allonger indéfiniment quand les jours sont si courts ! Vite on lui fait sa toilette à ce précieux instrument ; il est superbe ! Il ne lui manque que la parole. Où trouver ce qui le réveillera de son long assoupissement ? On fouille tous les coins, vainement. Enfin le plus astucieux de la bande finit par découvrir un cylindre crasseux, ébréché, naguère encore employé au fonctionnement de l’appareil. Qui sait ce que recèle encore le précieux objet dans ses flancs… Que va-t-il révéler à ces braves gens tout anxieux de connaître son secret ? Le voilà ajusté ; le mouvement d’horlogerie est docile : Crr… Crr… crrr… ch… ch… ch…, une petite voix pointue, nasillarde se fait entendre : « ça va bien, ça va bien »… Le mouvement s’accélère : ça va bien, ça va bien, ça va bien, puis se ralentit : ça… va… bien… conclut-il en descendant dans le grave. Jamais on ne put lui faire dire autre chose, à ce brave phono ; il n’en démordait pas. Aussi lorsque quelqu’un s’avisait d’avoir le cafard ou d’émettre des doutes sur la réussite des opération en vous, vite on lui opposait la protestation inscrite au cœur de l’entêtée petite machine : Crr… cr… ch… ch… ça va bien, répétait obstinément la voix flûtée du fond du vaste cornet.

Or, le moment vint où une jeune personne à la queue en trompette — répondant au nom de Gretchen — fut trouvée grasse à point pour le sacrifice. Son sang, recueilli avec soin, n’attendait que le geste rituel pour se transformer en boudin. Pour parfaire cette besogne un ustensile est indispensable ; comment remplir sans lui le long boyau flasque ? Dans la maison, pas l’ombre d’entonnoir. « J’ai une idée, dit un malin », et triomphalement il apporte… le pavillon du phonographe !… lequel remplit sa nouvelle fonction à la satisfaction de tous.