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le plus misérable de tous, et cependant il n’est jamais abandonné. — Dans les ateliers, que de fois de petites modifications apportées dans le travail par des ouvriers ingénieux ont fini par provoquer, grâce à leur accumulation, de profonds perfectionnements, sans que les innovateurs aient jamais pu tirer un bénéfice durable et appréciable de leur ingéniosité ? Et même le simple travail aux pièces n’est-il point parvenu à engendrer un progrès lent, mais ininterrompu dans la productivité, progrès qui, après avoir temporairement amélioré la situation de quelques travailleurs et surtout celle de leurs patrons, finit par profiter surtout aux acheteurs ?

Renan se demandait ce qui fait agir les héros des grandes guerres : « Le soldat de Napoléon se disait bien qu’il serait toujours un pauvre homme ; mais il sentait que l’épopée à laquelle il travaillait serait éternelle, qu’il vivrait dans la gloire de la France. » les Grecs avaient combattu pour la gloire ; les Russes et les Turcs se font tuer parce qu’ils attendent un paradis chimérique. « On ne fait pas le soldat avec la promesse des récompenses temporelles. Il lui faut l’immortalité. à défaut du paradis, il y a la gloire qui est aussi une espèce d’immortalité[1]. »

Le progrès économique dépasse infiniment nos personnes et profite beaucoup plus aux générations futures qu’à ceux qui le créent ; mais donne-t-il la gloire ? Y a-t-il une épopée économique qui puisse enthousiasmer

  1. Renan, Histoire du peuple d’Israël, tome IV, p. 19l. — Renan me semble avoir assimilé un peu légèrement la gloire et l’immortalité : il a été victime des figures de langage.