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il était frappé de la ruine des idées religieuses : « un immense abaissement moral, et peut-être intellectuel, suivrait le jour où la religion disparaîtrait du monde. Nous pouvons nous passer de religion, parce que d’autres en ont pour nous. Ceux qui ne croient pas sont entraînés par la masse plus ou moins croyante ; mais le jour où la masse n’aurait plus d’élan, les braves eux-mêmes iraient mollement à l’assaut. » C’est l’absence de sublime qui fait peur à Renan ; comme tous les vieillards en leurs jours de tristesse, il pense à son enfance et il ajoute : « L’homme vaut en proportion du sentiment religieux qu’il emporte de sa première éducation et qui parfume toute sa vie. » Il a vécu de ce qu’une mère chrétienne lui a enseigné de sublime ; nous savons, en effet, que Mme Renan avait été une femme d’un haut caractère. Mais la source du sublime se tarit : « Les personnes religieuses vivent d’une ombre. Nous vivons de l’ombre d’une ombre. De quoi vivra-t-on après nous ? »[1].

Suivant son habitude, Renan cherche à atténuer les tristes perspectives que sa perspicacité lui fait entrevoir ; il est comme tant d’autres écrivains français qui, voulant plaire à un public frivole, n’osent jamais aller au fond des problèmes que soulève la vie[2] ; il ne veut pas

    prétentions à l’originalité et les surenchères naïves de jeunes métaphysiciens : « Mais, mes chers enfants, c’est inutile de se donner tant mal à la tête pour n’arriver qu’à changer d’erreur. » (Feuilles détachées, p. x.) Une telle agitation (qui a pris aujourd’hui une allure sociologique, socialiste ou humanitaire) est un signe certain d’anémie.

  1. Renan. Feuilles détachées, p. xvii-xviii.
  2. C’est Brunetière qui adresse ce reproche à la littérature