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P. Allard a combattu la thèse de Harnack par des arguments qui me semblent assez faibles[1] ; il ne parvient point à comprendre l’énorme distance qui peut exister entre l’idéologie des persécutés et la réalité. « Les chrétiens, dit le professeur allemand[2], pouvaient se plaindre d’être comme des troupeaux poursuivis, et pourtant cela n’avait pas lieu d’ordinaire ; ils pouvaient se considérer comme des modèles d’héroïsme, et cependant étaient rarement mis à l’épreuve ; » et j’appelle l’attention sur cette fin de la phrase : « Ils pouvaient se placer au-dessus des grandeurs du monde et, en fait, s’accommodaient toujours plus à lui. » Il y a quelque chose de paradoxal, au premier abord, dans la situation de l’Église, qui avait des fidèles dans les hautes classes, obligés de vivre en faisant beaucoup de concessions aux usages, et qui cependant, pouvait maintenir une idéologie de la scission. Les inscriptions de la catacombe de Priscille nous montrent « la perpétuité de la foi dans une série de générations d’Acilii, dans lesquelles se rencontrent non seulement des consuls et des magistrats de l’ordre le plus élevé, mais encore des prêtres, des prêtresses, même des enfants, membres des illustres collèges idolâtriques, réservés par privilège aux patriciens et à leurs fils »[3]. Si l’idéologie chrétienne avait été rigoureusement déterminée par les faits matériels, un tel paradoxe eût été impossible.

  1. Revue des questions historiques, juillet 1905.
  2. P. Allard, op. cit., p. 142. Cf. ce que jai dit dans Le système historique de Renan, pp. 312-315.
  3. P. Allard, op. cit., p. 200.