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de Jaurès : je n’ai pas eu la patience de lire les 1824 pages consacrées à raconter la révolution entre le 10 août 1792 et la chute de Robespierre ; j’ai simplement feuilleté ce fastidieux bouquin et j’ai vu qu’on y trouvait mêlées une philosophie parfois digne de Monsieur Pantalon et une politique de pourvoyeur de guillotine. J’avais, depuis longtemps, estimé que Jaurès serait capable de toutes les férocités contre les vaincus ; j’ai reconnu que je ne m’étais pas trompé ; mais je n’aurais pas cru qu’il fût capable de tant de platitude : le vaincu à ses yeux a toujours tort, et la victoire fascine tellement notre grand défenseur de la justice éternelle qu’il est prêt à souscrire toutes les proscriptions qu’on exigera de lui : « Les révolutions, dit-il, demandent à l’homme le sacrifice le plus effroyable, non pas seulement de son repos, non pas seulement de sa vie, mais de l’immédiate tendresse humaine et de la pitié »[1]. Pourquoi avoir tant écrit sur l’inhumanité des bourreaux de Dreyfus ? Eux aussi sacrifiaient « l’immédiate tendresse humaine » à ce qui leur paraissait être le salut de la patrie.

Il y a quelques années, les républicains n’eurent pas assez d’indignation contre le vicomte de Voguë qui, recevant Hanotaux à l’Académie française, appelait le coup d’État de 1851 « une opération de police un peu rude »[2]. Jaurès, instruit par l’histoire révolution-

  1. J. Jaurès. La Convention. p. 1732.
  2. C’était le 25 mars 1898, dans un moment particulièrement critique de l’affairc Dreyfus, alors que les nationalistes demandaient qu’on balayât les perturbateurs et les ennemis de l’armée. J. Reinach dit que de Voguë conviait ouvertement