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était dans la tradition ; beaucoup de ses prédécesseurs avaient fait confisquer par le Parlement des seigneuries féodales pour des motifs fort arbitraires. La justice, qui nous semble aujourd’hui faite pour assurer la prospérité de la production et lui permettre de se développer, en toute liberté, sur des proportions toujours plus vastes, semblait faite autrefois pour assurer la grandeur royale : son but essentiel n’était pas le droit, mais l’État.

Il fut très difficile d’établir une discipline sévère dans les services constitués par la royauté pour la guerre et pour l’administration ; à chaque instant il fallait faire des enquêtes pour punir des employés infidèles ou indociles ; les rois employaient pour ces missions des hommes pris dans leurs tribunaux ; ils arrivaient ainsi à confondre les actes de surveillance disciplinaire avec la répression des crimes. Les hommes de loi devaient transformer toutes choses suivant leurs habitudes d’esprit ; ainsi la négligence, la mauvaise volonté ou l’incurie devenaient de la révolte contre l’autorité, des attentats ou de la trahison.

La Révolution recueillit pieusement cette tradition, donna aux crimes imaginaires une importance d’autant plus grande que ses tribunaux politiques fonctionnaient au milieu d’une population affolée par la gravité du péril ; on trouvait alors tout naturel d’expliquer les défaites des généraux par des intentions criminelles et de guillotiner les gens qui n’avaient pas été capables de réaliser les espérances qu’une opinion, revenue souvent aux superstitions de l’enfance, avait rêvées. Notre code pénal renferme encore pas mal d’articles paradoxaux venant de ce temps : aujourd’hui on ne comprend plus facilement que l’on puisse accuser sérieusement un citoyen de pratiquer des