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qui apprend aux princes jusqu’à quel point ils peuvent violer la justice sans choquer leurs intérêts ».

Y a-t-il autre chose ? se demandait Voltaire dans son dialogue sur Hobbes, Grotius et Montesquieu. Existe-t-il un droit des gens ? — « J’en suis fâché, répond un des interlocuteurs ; mais il n’y en a point d’autre que de se tenir continuellement sur ses gardes. Tous les rois, tous les ministres pensent comme nous ; et c’est pourquoi douze cent mille mercenaires en Europe font aujourd’hui la parade tous les jours en temps de paix. Qu’un prince licencie ses troupes, qu’il laisse tomber ses fortifications en ruine, et qu’il passe son temps à lire Grotius, vous verrez si, dans un an ou deux, il n’aura pas perdu son royaume. — Ce sera une grande injustice, — D’accord. — Et point de remède à cela ? — Aucun, sinon de se mettre en état d’être aussi injuste que ses voisins. Alors l’ambition est contenue par l’ambition ; alors les chiens d’égale force montrent les dents et ne se déchirent que lorsqu’ils ont à disputer une proie. » Voilà où en était la sagesse de l’Europe au milieu du XVIIIe siècle.

C’est encore le dernier mot de la sagesse du XIXe, après cent cinquante ans d’expérience de plus : on a sacrifié de nouveaux millions d’hommes sans avoir avancé d’un pas. Les empiriques qui ont charge de nations, en sont restés, dans leur hygiène politique, aux terribles saignées à la Broussais. « Chaque monarque, écrivait Montesquieu, tient sur pied toutes les armées qu’il pourrait avoir