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TEUCER.

Ne saurais-tu alléguer quelque motif ?

MÉNÉLAS.

C’est qu’en lui nous espérions amener ici un allié et un ami des Grecs, et nous avons trouvé un ennemi plus dangereux que les Phrygiens, lui qui a tramé la perte de l’armée entière, et est venu la nuit pour nous égorger ; et si un dieu n’eût arrêté ses efforts, nous aurions souffert le destin qu’il a subi lui-même, nous eussions péri de la mort la plus honteuse, et il vivrait. Mais un dieu a détourné ses coups, et les a fait tomber sur des troupeaux et des pâtres. Aussi, il n’est point d’homme assez puissant pour lui donner un tombeau, et son corps, jeté sur le sable du rivage, y deviendra la pâture des oiseaux de mer. D’ailleurs, ne laisse pas ton orgueil s’emporter trop loin ; car si pendant sa vie nous n’avons pu le soumettre à notre volonté, nous le pourrons du moins après sa mort, et, malgré toi, nos bras sauront t’y contraindre. Jamais, tant qu’il vécut, il ne voulut m’écouter ; cependant c’est le propre d’un mauvais citoyen de ne pas vouloir obéir à ses chefs. Jamais, en effet, les lois n’auront de force dans un État où ne règne pas la crainte ; une armée n’est point sagement conduite, si elle n’a pour premier rempart la crainte et le respect[1]. Un homme, quelle que soit sa force, doit songer que le moindre mal peut l’abattre. Celui qui a la crainte et l’honneur pour guides, celui-là, sache-le bien, est en sûreté ; mais où règne la licence d’outrager et de faire ce que l’on veut, songe qu’avec le temps un tel État tombera du faîte de la prospérité dans un abîme de maux. Maintenons donc une crainte salutaire, et ne nous flattons pas de ne ra-

  1. Le scholiaste cite un fragment d’Épicharme :
    ῍Ενθα δέος, ένταῧθα και αὶδώς᾿
    « Où est la crainte là est aussi le respect. » Platon, dans l’Eutyphron , c. 13,

    cite deux vers des Cypriaques de Stasinos, où se trouve la même idée ; mais

    il retourne ainsi la pensée : « Où est le respect, là est aussi la crainte. » Plutarque, Vie de Cléoménès, c. 9, cite aussi le passage d’Épicharme.