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l’àpreté des mœurs de son père, et que son caractère lui ressemble. O mon fils[1], sois plus heureux que ton père ; pour tout le reste ressemble-lui, et tu ne seras pas un homme méprisable. Que dis-je ? dès ce moment, je puis te porter envie, puisque tu ne sens aucun de ces maux. Ignorer est en effet le bonheur de la vie, jusqu’à ce que tu aies appris à jouir et à souffrir. Mais une fois arrivé à cet âge, songe à montrer aux ennemis de ton père qui tu es, et de quel sang tu as reçu l’être. Jusqu’alors, nourrie à la douce haleine des zéphyrs, que ta jeune âme croisse en paix pour les délices de ta mère. Non, je ne crains pas que, même séparé de moi, aucun Grec t’insulte par des outrages. Je laisserai près de toi un gardien fidèle, Teucer, dont les soins veilleront sur ton enfance, quoiqu’à présent il soit bien loin de ces lieux, occupé à poursuivre l’ennemi. Mais vous, guerriers, braves matelots, je vous demande à tous ce service, annoncez à Teucer mes derniers vœux ; qu’il conduise cet enfant dans mes foyers, qu’il le montre à Télamon, et à Éribée, ma mère, pour être à jamais l’appui de leur vieillesse (jusqu’à ce qu’ils descendent au séjour des morts[2]). Quant à mes armes, je ne veux point qu’elles soient disputées par les Grecs ni par l’auteur de mes maux. Toi seul, ô mon fils, prends ce bouclier immense, impénétrable, et recouvert de sept peaux, auquel tu dois ton nom[3] ; garde-le, en le maniant par la poignée couverte de lanières repliées : le reste de

  1. Ici encore, nous retrouvons les vœux que fait Hector pour son jeune fils Astyanax, 6e chant de l’ Iliade, v. 476 et suivants.
    Énée dit de même au jeune Iule :
    Disce, puer, virtutem ex me verumque laborem,
    Fortunam ex aliis.
    (Enéide, liv. XII.)


    On conserve à la bibliothèque impériale un exemplaire de Sophocle enrichi des notes de Racine, dont l’admiration s’exprime aussi par des essais de traduction. Il avait ainsi rendu ce passage :

    O mon fils, sois un jour plus heureux que ton père !
    Du reste, avec honneur tu peux lui ressembler.
  2. Ce vers a été retranché par Elmsley et par Dindorf, éd. F. Didot.
  3. On sait que les anciens tiraient souvent leur nom de quelque circonstance particulière. Eurysacès signifie large bouclier.