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LE CHŒUR.

Je te l’avoue, et je crains que ce malheur ne soit venu des dieux ; car comment en serait-il autrement, si, délivré de son mal, Ajax n’est pas plus heureux que lorsqu’il en sentait la violence ?

TECMESSE.

Il en est ainsi, sois-en bien certain.

LE CHŒUR.

Quel a donc été le commencement de ce délire ? confie-nous tes peines, à nous qui les partageons.

TECMESSE.

Tu sauras tout ce qui s’est passé, puisque tu prends part à mon malheur. Au milieu de la nuit, lorsque les feux du soir ne jetaient plus de lumière, il saisit son épée[1], et semblait vouloir sortir sans motif. Je l’arrête alors et lui dis : « Ajax, que fais-tu ? où portes-tu tes pas, sans être appelé, sans que le héraut se soit fait entendre, ni que la trompette ait retenti ? En ce moment, toute l’armée dort. » Mais lui me répond par ces mots si connus : « Femme, le silence est l’ornement de ton sexe[2]. » À ces mots, je me tus, et il s’élança seul. Ce qu’il a fait là-bas, je ne saurais le dire ; mais il rentra, faisant marcher ensemble devant lui des taureaux enchaînés, des chiens de berger, et tout le butin cornu. Aux uns, il tranche la tête ; les autres, il les étend, les égorge et les met en pièces ; il en attache d’autres qu’il frappe à coups de fouet, comme des captifs. Enfin il s’élance hors de sa tente, tenant à je ne sais quel fantôme des discours violents et contre les Atrides, et sur Ulysse, entremêlés de grands éclats de rire et se vantant de la vengeance qu’il a tirée d’eux. Ensuite, après s’être précipité dans sa tente, à grand’peine et après un long temps il rentre en lui-même ; et lorsqu’il voit sa tente pleine du carnage

  1. Il y a dans le texte : « à deux tranchants. »
  2. Plaute, Rudens, a. IV, sc. 4, v. 70 :
    Eo tacent quia tacita bona est mulier semper, quam loquens.