Page:Sophocle - Tragédies, trad. Artaud, 1859.djvu/380

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Troie, si je m’y rendais. Dès le second jour de ma traversée, porté par un vent favorable, j’abordai au triste promontoire de Sigée[1]. À peine descendu sur le rivage, toute l’armée m’entoure et me salue, chacun jure qu’il revoit Achille, mais, hélas ! il n’était plus. Et moi, malheureux, après l’avoir pleuré, j’allai bientôt vers les Atrides, que je devais croire mes amis ; je réclamai les armes de mon père et tout son héritage. Mais ils me firent, ah ! grands dieux ! cette odieuse réponse : « Rejeton d’Achille, tout ce qui appartenait à ton père, tu peux le prendre ; mais pour ses armes, un autre les possède déjà, c’est le fils de Laërte. » Je ne pus retenir mes larmes, et soudain me levant, plein de colère et d’indignation, je m’écriai : « Misérables ! avez-vous osé, sans mon aveu, disposer de mes armes, avant de me consulter ? » Ulysse était présent ; il me répondit : « Oui, jeune homme, ils me les ont données, et justement ; car c’est moi qui les sauvai avec le corps de ton père[2]. » Et moi, transporté de fureur, je l’accablai[3] de toute espèce de malédictions, et ne lui épargnai aucun outrage, s’il me ravissait mes armes. Mais lui, poussé à ce point, et piqué par mes paroles, quoiqu’il sache maîtriser sa colère, repartit : « Tu n’étais pas où nous étions, mais tu étais où tu ne devais pas être, et ces armes que tu réclames d’un ton hautain, jamais tu ne les emporteras à Scyros. » Après avoir subi un si sanglant outrage, dépouillé de ce qui m’appartient par Ulysse, le plus pervers des hommes[4], je retourne dans ma patrie. Toute-

  1. On sait que les tentes d’Achille étaient sur ce promontoire, et c’est là qu’il fut enseveli. — Πικρόν, triste, car son corps y attendait la sépulture. Ce promontoire forme aujourd’hui un des côtés du détroit des Dardanelles.
  2. Ovide, dans le débat sur les armes d’Achille, fait dire à Ulysse (Métam. XIII, 284) :
    His humeris, his, inquam, humeris ego corpus Achillis
    Et simul arma tuli.
  3. ῎Ηρασσον, « je le frappais. » Cicéron, Ep. ad Divers., XVI, Ep. 26, dit aussi : « Verberavi te tacito convicio. »
  4. Le texte ajoute : « issu de pervers. »