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partis, et personne auprès de moi, pour subvenir à mes besoins, ni pour soulager mes souffrances ? Vainement je portai mes regards de tous côtés dans cette île sauvage, je n’y trouvai que la désolation, et un sujet de désespoir sans fin[1], ô mon fils ! Cependant le temps marchait, les jours succédaient aux jours, et il me fallut, seul, sous cette étroite caverne, pourvoir à mes besoins. Cet arc me fournissait la nourriture nécessaire, en perçant les colombes dans leur vol ; mais l’oiseau, que ma flèche lancée par la corde avait atteint, il me fallait, malheureux, le chercher moi-même, en traînant péniblement mon pied. Et si j’avais besoin de puiser un peu d’eau pour boire, dans la froide saison, quand les frimas couvrent la terre, de briser quelques branches, j’étais réduit misérablement à me traîner en rampant ; ensuite le feu me manquait ; mais en frottant un caillou contre des cailloux, j’en fis jaillir avec peine la flamme qu’ils recèlent[2], et qui a fait jusqu’ici mon salut. Car, dans une demeure habitée, l’aide du feu fournit tout, excepté la guérison de mon mal. Maintenant, mon fils, apprends à connaître l’île que j’habite. Nul nocher n’y aborde volontairement ; car on n’y trouve ni port, ni lieu où le navigateur puisse faire un commerce lucratif, ni toit hospitalier. Aussi, nul mortel prudent n’y dirige son navire. Mais penses-tu, on peut y être jeté par un vent contraire ; car de tels accidents sont possibles dans le long cours de la vie des hommes ; ceux-là, mon fils, lorsqu’ils arri-

  1. Horace, Satire cinquième du l. II, vers 68 :
    Invenietque
    Nil sibi legatum præter plorare suisque.
  2. Dans ces deux vers,
    ᾿Αλλ᾿ ἔν πέτροισιν πέτρον ὲκτρἰβων, μόλις
    ῎Εφην᾿ ἅφαντον φῶς,
    on peut remarquer un double effet d’harmonie imitative : le premier, par la triple répétition de l’articulation τρ, semble reproduire le choc des cailloux frottés et froissés l’un contre l’autre ; et dans le second, l’égale répétition de l’aspirée φ glisse comme l’apparition de l’étincelle. C’est, du reste, ce que Virgile a rendu dans ce vers des Géorgiques, I, 135 :
    Ut silicis venis abstrusum excuderet ignem.