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pant à coups redoublés, et il croyait tantôt égorger de ses mains les deux Atrides, tantôt poursuivre un des autres généraux. Mais moi, j’excitais les accès de son délire furieux, et je l’égarais encore davantage. Enfin, las de verser le sang, il enchaîne les bœufs et ceux des animaux qu’il a épargnés, et les emmène dans sa tente, pensant tenir, non de vils troupeaux, mais des guerriers captifs ; et maintenant il les tient enfermés et les déchire à coups de fouet. Je te rendrai témoin de cette frénésie, afin que tu puisses instruire tous les Grecs de ce que tu auras vu. Mais demeure ici avec confiance, et ne crains pas qu’il te fasse aucun mal ; car je détournerai ses regards de manière à lui dérober ta vue. — Holà, toi qui charges de liens les mains des captifs, c’est moi qui t’appelle, Ajax ; sors de ta tente, et viens ici.

ULYSSE.

Que fais-tu, Minerve ? Garde-toi de l’appeler.

MINERVE.

Demeure donc en silence et ne conçois nulle terreur.

ULYSSE.

Non, par les dieux, mais qu’il reste dans sa tente.

MINERVE.

Que crains-tu ? Que peut-il arriver ? n’est-ce pas toujours le même homme ?

ULYSSE.

Il fut toujours mon ennemi, et il l’est encore.

MINERVE.

N’est-il pas doux de rire d’un ennemi[1] ?

ULYSSE.

Il me suffit qu’il ne sorte pas de sa tente.

MINERVE.

Crains-tu de voir en face un homme dans le délire ?

ULYSSE.

S’il avait sa raison, je ne le craindrais pas.

  1. Littéralement : « N’est-ce pas le rire le plus doux que de rire de ses ennemis ? »