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TEUKROS.

Ô le plus amer de tous les spectacles que j’aie vus de mes yeux ! Ô le plus triste des chemins que j’aie jamais faits, quand je suis venu ici, ô très cher Aias, à la première nouvelle de ton fatal malheur, te suivant et cherchant tes traces ! En effet, la rapide renommée, telle que la voix même d’un Dieu, avait répandu parmi les Akhaiens le bruit que tu avais péri. Et moi, malheureux, quand je l’appris loin d’ici, je gémis ; et, maintenant que je te vois, je meurs ! Hélas ! Allons ! découvre-le, afin que je voie tout mon malheur, et combien il est grand. Ô chose terrible à regarder ! Ô trop cruelle audace ! Quels amers soucis me réserve ta mort ! Où, en effet, et vers quels hommes pourrai-je aller, moi qui ne suis point venu à ton aide dans tes douleurs ? Certes, Télamôn, qui est ton père et le mien, me recevra avec un visage doux et bienveillant quand je viendrai sans toi ! Pourquoi non, lui qui ne souriait même pas, joyeux d’une heureuse nouvelle ? Que ne dira-t-il pas, que n’épargnera-t-il en me reprochant, à moi, fils illégitime d’une mère captive, de t’avoir trahi par épouvante et par lâcheté, ô très cher Aias, afin de posséder par ta mort ta demeure et tes richesses ? Cet homme plein de colère dira cela, triste de vieillesse et irritable qu’il est pour la cause la plus légère. Enfin, je serai chassé de ma patrie, traité comme un esclave, non comme un homme libre. Ces choses me sont réservées dans ma demeure ; et, devant Troia, mes ennemis sont nombreux, et peu d’autres me soutiennent, et toutes ces calamités me sont venues de ta mort. Hélas ! que ferai-je ? Comment arracher de toi cette épée aiguë et meurtrière par laquelle tu as rendu l’âme, malheureux ? Avais-tu prévu que