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REVUE INTERNATIONALE DE L’ENSEIGNEMENT

ractère. Avec un parti-pris que ne pouvaient laisser de regretter ceux qui connaissaient sa Némésis, il s’interdisait tout développement historique, philosophique ou littéraire. Ce qu’il se proposait uniquement, ce qu’il considérait comme son devoir et sa tâche propre, c’était d’enseigner à ses élèves comment ont été établis les textes imprimés des auteurs classiques et comment on peut se mettre en état d’en donner la meilleure interprétation possible. À l’École des Hautes Études, il insistait davantage sur les leçons des manuscrits et il entrait dans plus de détails ; mais, à l’École même, où les nécessités d’un examen à préparer par toute une promotion imposaient une marche plus rapide, c’était la même méthode qu’il appliquait. Il excellait à faire voir les difficultés, à montrer l’insuffisance des explications proposées pour tel ou tel passage corrompu, à provoquer l’esprit des élèves, à chercher dans une conjecture heureuse le remède aux altérations évidentes ou probables. Sa conférence se passait tout entière en explications de textes, et pourtant au dire de ceux même de ses anciens élèves qui se sont tournés vers d’autres études, on ne s’y ennuyait jamais, tant l’esprit y était tenu en éveil par cet appel sans cesse répété qu’il adressait à la sagacité de ses auditeurs. Des historiens et des philosophes m’ont affirmé que c’était là surtout qu’ils avaient appris ce qu’ils savaient encore de grec, ce qui leur en #tait nécessaire pour pouvoir consulter, à l’occasion, les textes originaux.

C’est ainsi qu’il a vieilli. Il n’a jamais voulu être que professeur, malgré le tour incisif de son esprit qui aurait fait de lui un polémiste redouté de ses adversaires. Sa double tâche, avec la musique qu’il adorait et à laquelle il consacrait de longues heures, suffisait à remplir sa vie. Il était indifférent aux honneurs, parce qu’il aurait fallu, croyait-il, pour les obtenir, abdiquer quelque chose de l’indépendance un peu farouche où il se complaisait. Sa place eût été marquée à l’Académie des inscriptions et Belles Lettres, s’il avait pris la peine de lui rappeler ses anciens titres et de les rajeunir en réunissant en un volume tout ce qu’il avait semé dans ses conférences et dans divers recueils périodiques de corrections judicieuses et d’ingénieuses conjectures : mais jamais les instances les plus flatteuses de ses amis ne purent le décider à se prêter aux démarches nécessaires. Il lui eût été facile, après la mort de M. Rossignol, d’échanger la chaire de l’École contre celle du Collège de France, qui aurait eu l’avantage de lui épargner la fatigue des examens : mais il se considérait comme lié à l’École par une sorte d’engagement tacite d’y défendre la tradition, d’y lutter contre les nouveautés que l’on cherchait à introduire et auxquelles, selon lui, le directeur et ses collègues n’opposaient pas une assez ferme résistance. Ce scrupule de conscience l’immobilisa pendant de longues semaines et il ne se décida qu’à la veille même de l’élection, quand les positions étaient prises et que ceux qui lui avaient fait tout d’abord les avances les plus franches avaient contracté d’autres engagements : il dut renoncer à se porter candidat.

S’il éprouva alors quelque désappointement, il ne le laissa pas paraître et, malgré l’âge qui commençait à courber sa grande taille et à ralentir son pas, il fonda, il y a cinq ans, cette Société des humanistes français dont il a été le secrétaire général, dont les séances et le bulletin ont occupé les loisirs de ses dernières années. Un de ceux qui lui ont prêté, dans cette entreprise, le concours le plus dévoue vous dira à quelle pensée il a obéi en provoquant ces réunions et ce qui restera de la collaboration des esprits curieux et subtils qu’il avait groupés là autour de lui ; mais ceux même que les exigences de leurs propres travaux privaient du plaisir de se mêler à ces entretiens étaient heureux de voir leur collègue y prendre un intérêt qui semblait alléger pour lui le poids de l’âge. Un autre bonheur lui avait été accordé, il y a peu de temps. Le jour où il nous avait réunis, à l’occasion du mariage de sa fille, nous avions tous été frappés de le voir détendu et souriant, d’accueil plus libre et plus familier qu’il ne lui était ordinaire, et, je m’en souviens, nous étions partis en augurant pour lui, dans l’avenir, des joies qui achèveraient de fermer la blessure qu’avait laissée saignante dans son cœur, après les années écoulées, la perte d’un fils chéri.