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REVUE INTERNATIONALE DE L’ENSEIGNEMENT

n’appartint pas à l’École par ses origines, qui n’y eût été ni élève ni maître. Un an après, à la suite de dissentiments publics entre M. Gratry, l’aumônier de l’École, et M. Vacherot, directeur des études, celui-ci, le fidèle collaborateur de M. Dubois, était destitué à son tour, et c’était alors vraiment que commençait pour l’École ce que Tournier, dans des notes qu’il a remises à notre historien, M. Paul Dupuy, au moment de notre centenaire, appelait la captivité de Babylone.

Ces pages fines et charmantes, intitulées L’École normale de 1850 à 1852, mériteraient d’être publiées. Il y a là des souvenirs d’une précision singulière, où revit toute une période de la vie de l’École. Ce qui est remarquable, c’est la réserve avec laquelle le narrateur s’exprime sur le compte du directeur et des agents qui lui prêtaient leur concours. On ne retrouve pas là le Tournier que nous avons tous connu, celui qui mettait parfois tant de passion dans ses jugements, tant de sévérité dans ses boutades, quand il avait à parler de personnes ou d’actes qui lui paraissaient léser la justice ou compromettre les intérêts de l’École. La plume à la main, il est là aussi modéré que l’a été M. Gréard lui-même, lorsqu’il a bien voulu donner à notre volume du Centenaire sa belle notice sur L’École normale et la crise de 1852. Comme M. Gréard, Tournier rend hommage au caractère et aux intentions du directeur dont les préjugés et l’étroitesse d’esprit ont gâté ses trois années d’École ; mais il n’en constate pas moins le fâcheux effet des mesures qui, après le départ de M. Vacherot, changèrent le régime, élèves expulsés sous le prétexte qu’ils n’avaient pas la vocation, professeurs chers aux élèves remplacés par des maîtres qui ne les valaient pas, discipline étroite et tracassière, travaux d’école ramenés aux dimensions et au type de travaux de collège, entraves mises à l’usage de la bibliothèque, effort constant de l’administration pour rabattre ce que l’on appelait l’orgueil de l’École. On s’appliquait à éteindre chez les élèves toute curiosité, toute ambition d’esprit, à les détourner des recherches personnelles et à longue portée. La plupart d’entre eux, découragés et dégoûtes perdirent leur temps ; sur quelques-uns, plus énergiques et qui savaient déjà ce qu’ils voulaient, cette contrainte eut plutôt un effet salutaire. Tout en s’astreignant à remettre à jour fixe dissertations et vers latins, ils s’enfermèrent et s’isolèrent dans les études auxquelles ils s’étaient déjà consacrés. Tournier cite comme exemple Fustel qui, caché dans l’asile où le sauvegardait sa fonction d’élève-bibliothécaire, y concevait déjà la pensée première du livre qui a fait sa gloire. Je pourrais apporter ici les noms d’autres élèves de ces promotions sacrifiées qui agirent de même ; c’est aussi sous cette pression que leur volonté s’est affermie, au cours de cette lutte obstinée et patiente qu’ils soutenaient contre cette autorité qui aurait dû leur être paternelle et encourageante.

Il n’eût pas été étonnant que Tournier, soumis à ce régime irritant et déprimant, eût conservé un mauvais souvenir de l’École ; mais, lorsqu’il était en première année, il avait encore connu l’École telle que l’avaient faite vingt ans de liberté ; il l’avait vue représentée, en troisième année, par ce que l’on a appelé la grande promotion, celle qui comptait dans ses rangs Taine, About, Sarcey, Paul Albert, Dionys Ordinaire, Merlet, etc., il s’était fait une juste idée de ce que la vie y avait été pour les jeunes gens qui y avaient eu accès dans des temps meilleurs et il avait aimé cette École pour tout ce qu’il avait espéré d’elle, pour tout ce qu’elle aurait pu et dû lui donner si elle n’avait pas été atteinte et diminuée par le contre-coup des révolutions qui venaient d’ébranler la société française ; il l’avait aimée pour ce qu’elle devait redevenir dès que, l’orage apaisé, elle reprendrait le cours normal de ses destinées. L’École a été une de ses passions, peut-être sa passion la plus vive. Le jour où il y a été appelé comme professeur à certainement été un des plus heureux de sa vie et l’affection qu’il éprouvait pour elle n’a pas cessé d’être pour lui une cause tout à la fois de joie et de tourment. Il applaudissait à tous les succès de ses élèves : il s’associa, de tout cœur, à la célébration de son centenaire : mais, dans la tendresse jalouse qu’il lui portait, il avait peine à admettre qu’elle dût se mo-