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reproduisent la valeur avec un profit ; dans ce cas, il peut et rendre le capital et payer l’intérêt, sans aliéner ou sans entamer aucune autre source de revenu ; s’il s’en sert comme de fonds destinés immédiatement à sa consommation, il agit en prodigue et dissipé en subsistances données à la fainéantise ce qui était destiné à l’entretien de l’industrie ; dans ce cas, il ne peut ni rendre le capital ni payer l’intérêt, sans aliéner ou entamer quelque autre source de revenu, telle qu’une propriété ou une rente de terre.

Les fonds prêtés à intérêt sont sans contredit employés, suivant les circonstances, tant de l’une que de l’autre de ces deux manières, mais bien plus fréquemment de la première que de la seconde. Celui qui emprunte pour dépenser sera bientôt ruiné et celui qui lui prête aura lieu, en général, de se repentir de son imprudence ; ainsi, dans tous les cas où il n’est pas question de prêt à usure, il est contre l’intérêt des deux parties d’emprunter, comme de prêter, pour une pareille destination ; et quoique sans doute il y ait des gens à qui il arrive quelquefois de faire l’un et l’autre, toutefois, d’après l’attention que tout homme porte à ses intérêts, nous pouvons être bien sûrs que cela n’arrive pas aussi souvent que nous pourrions nous l’imaginer. Demandez à tout homme riche qui ne sera pas plus imprudent qu’un autre, à qui de ces espèces de gens il a prêté le plus de ses fonds, ou à ceux qu’il jugeait avoir intention d’en faire un emploi profitable, ou à ceux qui étaient dans le cas de les dépenser en pure perte ; à coup sûr il trouvera votre question fort étrange. Ainsi, même parmi les emprunteurs, qui ne forment pas la classe d’hommes où il faille chercher l’économie, le nombre des économes et des laborieux surpasse de beaucoup celui des prodigues et des fainéants.

Les seules gens à qui on prête communément des fonds[1], sans qu’on

  1. La profession de prêteur d’argent, bien qu’elle n’ait été proscrite que depuis l’établissement du christianisme, et seulement chez les peuples chrétiens, n’a pourtant été populaire à aucune époque et dans aucun pays. Ceux qui sacrifient le présent à l’avenir sont naturellement les objets de l’envie de ceux qui ont sacrifié l’avenir au présent. Les enfants qui ont mangé leur gâteau, sont les ennemis naturels de ceux qui ont conservé le leur. Tant qu’on espère obtenir l’argent dont on a besoin, et quelque temps encore après qu’on l’a obtenu, on regarde celui qui prête comme un ami et un bienfaiteur ; mais bientôt l’argent est dépensé, et arrive l’heure maudite où il faut payer. Le bienfaiteur alors se trouve avoir changé de nature : ce n’est plus qu’un tyran et un oppresseur, car c’est une oppression que de réclamer son argent, tandis qu’il est tout naturel de ne pas rendre celui qu’on doit. Chez les gens irréfléchis, c’est-à-dire dans la grande masse du genre humain, les affections égoïstes conspirent avec les affections sociales, pour attirer toute la faveur sur le dissipateur, et pour refuser toute justice à l’homme économe qui a fourni à ses besoins. Le premier, quel que soit le point de sa carrière auquel il soit parvenu, est toujours assuré de voir l’intérêt public, sous une forme ou sous une autre, s’attacher à sa personne ; tandis que le second, à aucune époque de sa vie, ne doit s’attendre à une pareille faveur. Ceux qui vivent avec un homme sont intéressés à ce que sa dépense soit au moins aussi élevée que sa fortune le comporte, attendu qu’il n’y a point d’espèce de dépense dans laquelle un individu puisse se jeter, dont les avantages ne soient partagés à un degré ou à un autre par tous ceux qui l’entourent. De là cette loi éternelle qui interdit à tout homme, sous peine d’infamie, la faculté de réduire sa dépense au-dessous de sa fortune, en lui laissant toujours celle, d’ailleurs, de la porter au-dessus, tout autant qu’il peut juger à propos de le faire. Or, il peut bien arriver que les moyens que l’on attribue à un individu, par suite de cette loi, soient de beaucoup au-dessus de ceux qu’il possède réellement, mais il n’arrive jamais qu’ils soient au-dessous. Il existe généralement une relation si intime entre l’idée de dépense et celle de mérite, qu’une disposition à dépenser trouve faveur, même aux yeux des gens qui savent que l’individu qui s’y abandonne excède ses propres ressources, et que le premier venu, par suite de cette association d’idées, et sans autre recommandation qu’un penchant à la dissipation, peut facilement acquérir un fonds permanent de considération, au préjudice des individus eux-mêmes aux dépens desquels il a satisfait ses appétits et son orgueil. Le lustre que l’étalage d’une richesse empruntée a jeté sur son caractère, soumet les hommes à son insolence pendant tout le cours de sa prospérité, et lorsque enfin la main de l’adversité vient s’appesantir sur sa tête, le souvenir de la hauteur d’où il est tombé couvre ses injustices du voile de la compassion. La conduite de l’homme économe est toute différente. Son opulence permanente lui attire une partie au moins de l’envie qui s’attache à la splendeur passagère du prodigue ; mais l’usage qu’il en fait ne lui permet pas de prétendre à la faveur qui attend ce dernier ; c’est que personne ne peut participer à la satisfaction que lui procure sa fortune, satisfaction qui se compose seulement du plaisir de la possession actuelle et de l’espérance de jouir de ses épargnes à quelque époque éloignée qui peut-être pour lui n'arrivera jamais. Au milieu de son opulence, les autres hommes le regardent donc comme une espèce de banqueroutier, qui refuse de faire honneur aux mandats que leur rapacité voudrait tirer sur lui, et qui, en cela, est d'autant plus coupable, qu'il ne peut alléguer son impuissance pour excuse. Si l'on pouvait encore douter de la défaveur qui s'attache au prêteur dans ses rapports avec l'emprunteur, et de la disposition du public à sacrifier l'intérêt du premier à celui du dernier, on en trouverait une preuve concluante dans ce qui se passe au théâtre. Le moyen de succès que la réflexion ne peut manquer de suggérer à un auteur dramatique, et celui auquel il doit naturellement recourir, sans même s'en rendre compte, consiste à conformer ses ouvrages aux passions et aux caprices du public. Il peut bien sans doute, comme cela arrive si souvent, afficher la prétention de donner la loi à ses juges; mais malheur à lui si effectivement il prétendait leur en donner une autre que celle qu'ils sont disposés à recevoir ! S'il entreprend de faire faire un seul pas au public, ce ne doit être qu'avec la plus grande précaution, et à la condition pour lui-mème d'en faire douze à son tour sous la direction de ceux qu'il a voulu guider. Maintenant, je demande si, parmi toutes les situations dans lesquelles un emprunteur et un prêteur ont été produits sur la scène, depuis les jours de Thespis jusqu'aux nôtres, il en est une seule dans laquelle le premier ne soit pas recommandé à la faveur du public, d'une manière ou d'une autre, soit à son admiration, soit à son amour, soit à sa pitié, soit même à ces trois sentiments réunis ; et où l'autre, l'homme économe, ne soit voué à l'infamie ? De l'action de toutes ces causes diverses, il résulte que, toutes les fois qu'on en vient à examiner et à régler les intérêts de ces parties, en apparence rivales, le profit fait par l'emprunteur passe si facilement inaperçu, tandis que celui du prêteur se présente sous un point de vue si exagéré, et que, bien que le préjugé se soit modéré au point de permettre au prêteur de tirer quelque profit de son argent, dans la crainte sans doute que l'emprunteur ne fût privé de son secours, celui-ci continue à être l'objet de toutes les faveurs de la loi, tandis qu'elle ne cesse de réduire le bénéfice du prêteur. Ce bénéfice d'abord fut limité à 10 p. 100, puis à 8, puis à 6, puis à 3, et dernièrement il a été question de le réduire à 4, en se réservant constamment, bien entendu, la liberté de le réduire encore, et aussi bas que possible. Le fardeau de ces restrictions a été destiné exclusivement au prêteur, mais, dans la réalité, il pèse bien plus lourdement sur l'emprunteur, c'est-à-dire sur l'individu qui parvient effectivement à emprunter, ou sur celui qui désire vainement d'y parvenir. Bentham.