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des fonds. Il y avait à Édimbourg, avant l’union, peu de commerce et d’industrie. Quand le parlement d’Écosse ne s’assembla plus dans cette ville, quand elle cessa d’être la résidence nécessaire de la haute et de la petite noblesse[1] d’Écosse, elle commença à avoir quelque commerce et quelque industrie. Elle continue cependant d’être encore la résidence des principales cours de justice d’Écosse, des chambres de la douane et de l’accise. Il s’y dépense donc encore une masse considérable de revenus ; aussi est-elle fort inférieure en commerce et en industrie à Glasgow, dont les habitants vivent principalement sur des emplois de capitaux. On a remarqué quelquefois que les habitants d’un gros bourg, après de grands progrès dans l’industrie manufacturière, avaient tourné ensuite à la fainéantise et à la pauvreté, parce que quelque grand seigneur avait établi son séjour dans leur voisinage.

C’est donc la proportion existante entre la somme des capitaux et celle des revenus qui détermine partout la proportion dans laquelle se trouveront l’industrie et la fainéantise ; partout où les capitaux l’emportent, c’est l’industrie qui domine ; partout où ce sont les revenus, la fainéantise prévaut. Ainsi, toute augmentation ou diminution dans la masse des capitaux tend naturellement à augmenter ou à diminuer réellement la somme de l’industrie, le nombre des gens productifs et, par conséquent, la valeur échangeable du produit annuel des terres et du travail du pays, la richesse et le revenu réel de tous ses habitants.

Les capitaux augmentent par l’économie ; ils diminuent par la prodigalité et la mauvaise conduite[2].’

  1. La haute noblesse, nobility, comprend toutes les personnes qualifiées au-dessus du titre de chevalier, tels que ducs, marquis, comtes, vicomtes et barons. La petite noblesse, gentry ou gentility, comprend les chevaliers des différents ordres, baronnets, etc.* Garnier.

    *. Il n'y a plus que l'Angleterre au monde qui accorde encore une sérieuse attention à toutes ces variétés.

  2. La crainte de manquer, l’inquiétude sur l’avenir, le désir de pourvoir d’avance aux chances incertaines et imprévues, sont une de ces dispositions naturelles de l’homme, dont il ne faut pas chercher la cause ailleurs que dans la constitution même de l’individu. Il en résulte que dans quelque condition que l’homme soit placé, il est enclin à ne pas consommer sur-le-champ tout ce dont il pourrait disposer, et qu’il s’arrange de manière à mettre en réserve pour le lendemain une portion quelconque de sa provision du jour. Ainsi tout ce qui est produit n’est pas immédiatement détruit par la consommation, et il reste un excédant dont se un fonds d’accumulation qui va toujours se grossissant de plus en plus. Il n’y a et il ne peut y avoir d’autre cause directe de l’accroissement progressif de la masse totale des objets consommables dans une nation. Quelle que puisse être la faculté productive du travail, quelque abondants que soient les revenus annuels, si tous ces revenus étaient consommés aussi rapidement qu’ils sont produits, la somme des richesses existantes dans la société serait à la fin de l’année ce qu’elle était au commencement. Si le propriétaire foncier consomme dans le cours de l’année la totalité de son revenu, comme il a le droit de le faire et comme il le peut sans s’appauvrir ; si le fabricant ou commerçant consomme tous ses profits aussitôt qu’ils lui sont acquis, et l’ouvrier tous ses salaires à mesure qu’il les reçoit, quelque grand que soit ce revenu, quelque hauts que soient ces profits et ces salaires, la société aura été abondamment pourvue, mais la richesse nationale n’aura pas reçu la plus légère augmentation.

    Il s’en faut de beaucoup qu’il en soit ainsi. Le propriétaire même le plus porté à la dépense, l’homme industrieux le plus disposé à se donner toutes ses commodités, mettra toujours de côté une portion de ce qu’il avait droit de consommer. On peut même dire que s’il ne le faisait pas, il n’aurait pas satisfait tous ses besoins, car ce penchant à l’épargne lui est naturel comme tous ses autres besoins. Plus la société est civilisée, plus ce penchant est généralement senti, à quelques exceptions près, dont l’effet est bien plus que compensé par la parcimonie des avares, qui portent leurs épargnes fort au delà de ce que suggère la prévoyance commune, et qui s’exercent à se faire une jouissance des plus dures privations. Les liens de famille, les affections et les devoirs qui en sont la suite, ajoutent beaucoup à ce penchant. C’est alors que l’homme se complaît à enrichir un avenir auquel il se sent attaché par les plus doux sentiments de la nature.

    C’est sous ce point de vue que Smith a considéré l’épargne faite par les particuliers, et qu’il en a exposé les effets sur l’accroissement de la richesse publique. Mais quelques écrivains récents, en se méprenant complètement sur le sens du mot épargne, ont imputé à l’auteur des idées aussi fausses que contradictoires. Ils ont cru voir dans sa doctrine le précepte de ne guère consommer et de beaucoup produire.

    L’épargne faite pour s’enrichir et par des vues d’économie ne doit pas être confondue avec la frugalité ou l’abstinence absolue. Celle-ci opère dans la consommation un vide qu’elle ne remplit par aucune autre demande ; mais l’épargne ne diminue nullement la consommation générale, et, loin d’y porter atteinte, non plus qu’à la production, elle contribue le plus souvent à les encourager et à les accroître l’une et l’autre.

    Ainsi, le particulier qui, par des principes moraux ou religieux portés jusque au rigorisme le plus outré, s’impose des privations continues, sans autre but que la satisfaction de remplir la règle qu’il s’est prescrite, opère réellement un vide dans la consommation, parce qu’en se privant il n’a point en vue de se ménager la jouissance de quelque autre produit du travail et de l’industrie. Il n’épargne rien, car il n’a rien à épargner ; il s’abstient sans mettre en réserve. De tels sectaires ne seraient pas des propriétaires vigilants, occupés à défricher et à améliorer; ce ne serait pas parmi eux qu’il faudrait chercher des entrepreneurs actifs, d’habiles commerçants ni des ouvriers laborieux. Ils formeraient dans la population une classe inerte, qui ne prendrait presque aucune part dans le mouvement général du travail et de l’industrie.

    Les lois somptuaires agissent de la même manière sur la production, et c’est à cette source même qu’elles attaquent la consommation. Que, dans un pays riche ou en train de le devenir, des règlements d’administration publique interdisent tout à coup l’usage des soieries, des dentelles, des riches tissus, des draperies fines, des bijoux, des carrosses, des festins, des spectacles, etc., non-seulement ces règlements réduiront à l’inactivité tout le travail et l’industrie qui se seraient exercés à produire les articles compris dans la prohibition, non-seulement ils fermeront ces emplois aux capitaux qui se seraient portés dans toutes ces branches, mais de plus ils auront l’effet de détruire, parmi toutes, les personnes que leur goût aurait portées à consommer ces sortes de richesses, le mobile principal qui excite à produire et à accroître ses revenus ; car on ne cherche à s’enrichir que pour jouir de ses richesses.

    C’est ainsi qu’opéré la diminution de la dépense des particuliers, quand cette diminution procède de causes qui réagissent sur la production.

    L’épargne d’économie et de prévoyance, qui est la seule dont Smith se soit occupé en cet endroit, est d’une tout autre nature, et elle opère d’une manière directement contraire. Celui qui épargne dans la vue d’améliorer sa fortune ne s’impose pas une privation absolue, et s’il s’abstient d’une jouissance, ce n’est que pour s’en ménager une autre qui est plus à sa convenance. Il ne renonce point à la chose qu’il ne veut pas consommer, car il entend bien en consommer toute la valeur. Il ne fait que vendre à un autre le droit de consommer à sa place. Il y a dans le voisinage de Paris des propriétaires de vergers et de jardins qui, dans les années où les fruits sont rares et chers, se privent de manger ceux qu’ils recueillent et les portent à la halle, où ces fruits vont chercher d’autres consommateurs qui consentent à en donner un haut prix. Si la chose épargnée ne trouvait pas un consommateur, le but de l’épargne serait manqué, et il n’y aurait aucun intérêt à épargner. Il n’y a pas absence, mais il y a échange de consommation, et cet échange a, comme tous les autres, l’effet de multiplier les occasions de produire.

    Garnier.