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éprise d’amour, et cependant n’osant pas, tant était profonde sa respectueuse crainte, parler d’amour… Elle veillait la nuit sur son sommeil, sans fermer les yeux elle-même, pour contempler ses lèvres entr’ouvertes dans l’assoupissement, d’où s’exhalait la respiration régulière de ses rêves innocents. Puis, quand le rouge matin faisait blêmir la pâle lune, vers sa froide demeure, égarée, pale et toute palpitante, elle se retirait.

Le poète, errant à travers l’Arabie et la Perse, et le sauvage désert Caramanien et sur les montagnes aériennes qui versent l’Indus et l’Oxus de leurs cavernes de glace, poursuivit son chemin joyeux et triomphant. Il arriva dans la vallée de Cashmire, et là, dans une de ses plus solitaires retraites, où des plantes odorantes entrelacent sous le creux des rochers un berceau naturel, sur le bord d’un ruisselet étincelant, il étendit ses membres languissants. Alors une vision descendit sur son sommeil, un rêve d’espérances qui n’avaient pas encore fait rougir sa joue. Il vit en songe une vierge voilée assise près de lui, parlant dans des tons bas et solennels. La voix était comme la voix de sa propre âme entendue dans le calme de la pensée ; sa musique prolongée, semblable aux sons entrelacés des courants et des brises, tenait son plus intime sens suspendu dans sa trame aux mille couleurs, aux mille nuances changeantes. Science, vérité et vertu étaient son thème, ainsi que les sublimes espérances de la divine liberté, les pensées les plus chères pour lui, et la poésie, elle-même étant un poète. Bientôt le solennel enthousiasme de son pur esprit alluma dans tout son être un feu pénétrant. Alors elle fit entendre des nombres sauvages avec une voix étouffée en sanglots tremblants que dominait sa propre passion ;