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cette peinture épisodique de l’âme de César, Shakespeare a donné du même coup deux preuves de génie, d’abord parce qu’il est resté ainsi plus fidèle à l’histoire que s’il avait essayé une peinture plus synthétique de César ; ensuite parce que ce personnage ainsi compris est le lien logique qui attache et soude les unes aux autres toutes les parties de son drame. C’est le Dieu qui explique le soulèvement des Titans de l’aristocratie, et c’est le Dieu qui explique aussi leur châtiment et leur chute. Antoine l’invoque pour soulever la guerre civile, et son âme errante apparaît à Brutus la veille de Philippes pour lui annoncer le châtiment inévitable qui attend les vertus assez présomptueuses et aveugles pour oser se révolter contre les ministres chargés d’exécuter sur terre les décrets promulgués dans le ciel. C’est donc avec un admirable génie que Shakespeare n’a montré dans César que le fils de la destinée.

Chose digne de toute méditation, et qui montre à quel point Shakespeare est grand, sa pensée rejoint directement celle de Dante, et pourtant pour comprendre l’importance de l’action de Brutus et de Cassius, le poëte anglais n’avait pas, comme le poëte italien, la tradition toujours vivante de l’empire et les sentiments du parti gibelin. Chez Dante, Lucifer, clef de voûte de l’enfer, broie éternellement entre ses mâchoires trois grands criminels, Judas Iscariote, et Brutus et Cassius. Ce sont les damnés suprêmes, car ils ont été criminels envers l’humanité tout entière, dans le passé et l’avenir, l’un en portant la main sur le représentant du pouvoir spirituel, les autres en portant la main sur le représentant du pouvoir temporel ; tous trois ont attenté pour l’éternité à l’ordre moral. César et Jésus, c’est en effet sur ces deux axes que le monde tourne depuis dix-huit cents ans. Voici comment parle Dante. Et de son côté que dit Shakespeare : quiconque ose attenter aux fils de la destinée, à ceux que les puissances métaphysiques désignent comme