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Œuvres Complete de Shakespeare Traduites par Emile Montégut


LIBRAIRIE HACHETTE ET CIE, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79, A PARIS 

LE ROI RICHARD II


PERSONNAGES DU DRAME.

LE ROI RICHARD II. EDMOND DE LANGLEY, duc d'York, ) oncles du roi. JEAN DE GAND, duc de Lancastre, )

HENRI, surnommé BOLINGBROKE, duc de Hereford, fils de JEAN DE GAND, par la suite le roi HENRI IV. LE DUC D'AUMERLE, fils du duc d'York. THOMAS MOWBRAY, duc de Norfolk. LE DUC DE SURREY. LE COMTE DE SALISBURY. LE COMTE DE BERKELEY. LE COMTE DE NORTHUMBERLAND HENRI PERCY, son fils. LORD ROSS. LORD WILLOUGHBY. LORD ITTZVVATER. LE LORD MARÉCHAL et d'autres lords. L'ÉVÈQUE DE CARLISLE, L'ABBÉ DE WESTMINSTER. SIR PIERCE D'EXTON. SIR STEPHEN SCROOP.

BUSHY, ) BAGOT, ) créatures du roi RICHARD. GREEN, )

Un CAPITAINE D'UNE BANDE DE GALLOIS.

LA REINE, femme de RICHARD II. LA DUCHESSE DE GLOCESTER. LA DUCHESSE D'YORK. Une dame de la suite de la Reine.

Lords, Hérauts, Officiers, Soldats, deux. jardiniers, un Geôlier un Messager, un Valet et autres comparses.

Scène. — En divers lieux de l'Angleterre et du pays de Galles.


ACTE PREMIER

SCENE PREMIERE

Londres. — Un appartement dans le palais.

Entrent LE ROI RICHARD et sa suite, JEAN DE GAND et d’autres nobles.

Le Roi Richard. — Vieux Jean de Gand, vénérable Lancastre, as-tu, conformément à ta promesse et à ton serment, conduit ici Henri de Hereford, ton fils audacieux, pour prouver la vérité de cette bruyante accusation qu'il éleva dernièrement contre le duc de Norfolk,

Thomas Mowbray, et que nous n'eûmes pas alors le loisir d'écouter? 

Jean de Gand. — Oui, mon Suzerain.

Le roi Richard. — Dis-moi encore, l'as-tu sondé pour savoir s'il l'accuse en vertu de quelque ancien ressentiment, ou s'il l'accuse honorablement, comme c'est le devoir de tout bon sujet, sur quelque preuve certaine, de trahison ?

Jean de Gand. — Autant que j'ai pu le pénétrer, il l'accuse sur quelque dangereuse intention dirigée contre Votre Altesse et qu'il a découverte en lui, nullement par malice invétérée.

Le Roi Richard. — Alors appelez-les en notre présence : nous entendrons l'accusateur et l'accusé parler librement face contre face, front menaçant contre front menaçant (Sortent des gens de l’escorte.) Ils sont tous deux très-hautains et pleins de courroux, sourds comme la mer et prompts comme le feu dans leur colère.

Rentrent les gens de l'escorte avec BOLINGBROKE et NORFOLK.

Bolingbroke. — Puissent de nombreuses années de jours heureux échoir à mon gracieux Souverain, mon très-affectueux Suzerain !

Norfolk. — Puisse chacun de vos jours ajouter au bonheur du jour précédent, jusqu'à ce que le ciel envieux de l'heureux privilège de la terre ajoute un titre immortel à votre couronne !

Le roi Richard. — Nous vous remercions tous deux : cependant il y en a un de vous deux qui se contente de nous flatter, ainsi qu'il ressort du motif qui vous amène devant nous, c'est-à-dire votre accusation réciproque de haute trahison. Cousin de Hereford, qu'est-ce que tu as à dire contre le duc de Norfolk, Thomas Mowbray ?

Bolingbroke. — D'abord (que le ciel enregistre mes paroles !), je viens ici, devant cette présence princière, en qualité d'appelant, dans toute la ferveur de fidélité d'un sujet, par souci de la précieuse sécurité de mon prince et libre de tout autre motif illégitime de haine. Maintenant, Thomas Mowbray, je me tourne vers toi et remarque bien les compliments par lesquels je t'aborde; car ce que je dis, mon corps le soutiendra sur cette terre et mon âme divine en répondra dans le ciel. Tu es un traître et un mécréant, de trop bonne extraction pour ce que tu es et d'âme trop méchante pour mériter de vivre; car plus beau et plus clair est le ciel, plus hideux paraissent les nuages qui courent sur sa surface. Une fois encore, pour aggraver ton signalement, je t'enfonce dans la gorge le nom d'affreux traître, et je désire, si mon souverain y consent, qu'avant de sortir d'ici mon épée justement tirée prouve ce qu'exprime ma langue.

Norfolk. — Que les froides paroles que je vais prononcer n'accusent pas mon zèle. Ce n'est pas par les procédés des disputes de femmes, par les amères clameurs de deux langues passionnées que peut être jugée la cause qui nous divise : il est bouillant le sang qui veut être refroidi pour cette affaire. Cependant je ne peux me vanter d'avoir une patience assez disciplinée pour garder le silence et ne rien dire du tout. En premier lieu, le respect profond que j'ai pour Votre Altesse me retient de lâcher les rênes et de donner de l'éperon à mon libre discours, qui sans cela courrait à toute bride jusqu'à ce qu'il eût fait rentrer dans sa gorge ces mots de trahison augmentés du double. J'oublie sa haute naissance, son extraction royale; j'oublie qu'il est parent de mon Suzerain, et je le délie, et je crache sur lui, et je l'appelle scélérat et lâche calomniateur. Pour soutenir ces paroles, je suis prêt à le combattre, en lui accordant tous les avantages de la lutte, dussé-je pour le rencontrer escalader à pied, même les crêtes glacés des Alpes ou tout autre terrain inhabitable où jamais Anglais n'osa poser son pied. En attendant, que cette déclaration défende ma loyauté : par tout ce que j'espère, il a rès-faussement menti.

Bolingbroke. — Lâche pâle et tremblant, je te jette ici mon gage de combat en me dépouillant de ma qualité de parent du roi et en mettant de côté ma haute extraction royale, dont tu fais un empêchement non par respect, mais par peur. Si l'effroi de ta culpabilité t'a laissé assez de force pour relever le gage de mon honneur, baisse-toi et ramasse- le; par ce gage et par toutes les autres coutumes de la chevalerie, je soutiendrai contre toi, arme contre arme, ce que j'ai avancé et ce que tu pourras encore inventer de pire.

Norfolk. — Je le relève et je jure par cette épée qui gentement me frappa chevalier sur l'épaule, que je te répondrai par tout loyal combat et en toute noble épreuve de jugement chevaleresque : et quand je serai à cheval, puissé-je n'en pas descendre vivant, si je suis un traître ou si je combats pour une cause injuste!

Le Roi Richard. — Qu'est-ce que notre cousin met à la charge de Mowbray ? Il faudra que l'accusation soit bien grave pour parvenir à nous donner sur lui un simple soupçon.

Bolingbroke. — Écoutez, ce que je dis, je le prouverai sur ma vie, et je dis que Mowbray a reçu à titre de solde pour les soldats de Votre Altesse huit mille nobles qu'il a retenus pour des usages criminels, comme un traître déloyal et un scandaleux scélérat. En outre, je dis, et je le prouverai en combat ou ici ou ailleurs, jusqu'aux lieux les plus éloignés que l'œil d'un Anglais ait jamais contemplés, que toutes les trahisons qui ont été complotées et qui ont éclaté dans le royaume durant ces dix-huit dernières années, tiraient de Mowbray le déloyal, leur source et leur première impulsion. En outre, je dis, et je prouverai plus amplement sur sa vie détestable la vérité de ce que j'avance, qu'il a comploté la mort du duc. de Gloucester, qu'il a inspiré les soupçons de ses ennemis à la prompte crédulité et que, par suite, comme un lâche traître, il a fait écouler son âme innocente avec les flots de son sang : et ce sang, semblable à celui d'Abel quand il fut sacrifié, crie vers moi, même des cavernes muettes de la terre pour demander justice et rigoureux châtiment, et par la glorieuse noblesse de ma descendance, ce bras-ci le vengera ou ma vie y restera!

Le roi Richard. — A quelle hauteur monte sa résolution! Thomas de Norfolk, que réponds-tu à ceci?

Norfolk. — Oh! que mon souverain détourne son visage et ordonne à ses oreilles d'être sourdes un peu de temps, jusqu'à ce j'aie prouvé à cet opprobre de sa race, à quel point Dieu et les gens de bien détestent un si infâme menteur!

Le roi Richard. — Mowbray, nos yeux et nos oreilles sont sans partialité : fût-il mon frère, bien plus, l'héritier de mon royaume au lieu d'être simplement le fils du frère de mon père, j'en fais le serment sur le respect dû à mon sceptre, une si proche parenté de notre sang sacré ne lui constituerait aucun privilège , et ne ferait incliner en rien l'inflexible fermeté de mon âme droite, Il est notre sujet, Mowbray, et tu l'es aussi ; je t'autorise à parler librement et sans crainte.

Norfolk. — Alors, Bolingbroke, tu mens par l'hypocrite canal de ta gorge, tu mens aussi bassement que ton cœur est bas! Les trois quarts de la somme que j'avais reçus pour Calais, je les ai fidèlement distribués aux soldats de Son Altesse; la dernière partie, je l'ai gardée sur consentement. du roi, car mon souverain Seigneur était alors mon débiteur pour reliquat d'un compte considérable qui datait de l'époque où j'allai en France chercher sa reine. Avale-donc ce démenti. Quant à la mort de Gloucester, je ne l'ai pas tué; mais j'avoue à ma propre honte, que dans cette occasion, j'ai négligé d'exécuter le devoir auquel je m'étais engagé. Quant à vous, mon noble Lord de Lancastre, honorable père de mon ennemi, j'ai une fois dressé une embûche contre votre vie, et c'est un péché qui torture mon âme repentante; mais je m'en confessai avant de recevoir ma dernière communion, et j'ai scrupuleusement demandé le pardon de Votre Grâce, qui, je l'espère, me l'a accordé. Voilà ma faute ; quant aux autres accusations, elles proviennent de la rancune d'un scélérat, d'un traître très-dégénéré, et je m'en défendrai hardiment en personne. Je rejette donc en échange du sien, mon gage aux pieds de ce traître outrecuidant et je lui prouverai que je suis un loyal gentilhomme par le meilleur sang que contienne sa poitrine, ce dont j'ai si hâte, que je prie de tout mon cœur Votre Altesse de nous assigner le jour de notre épreuve judiciaire.

Le roi Richard. — Gentilshommes qu'enflamme la colère, laissez-vous diriger par moi : purgeons cette colère sans avoir recours à la saignée: voilà ce que nous prescrivons sans être médecin. Une malignité profonde fait une trop profonde incision : oubliez, pardonnez; mettez fin à votre querelle et faites la paix; nos docteurs disent que le mois où nous sommes n'est pas bon pour la saignée. Mon bon oncle, que cette querelle Unisse au lieu où elle a commencé ; nous calmerons le duc de Norfolk; vous, calmez votre fils.

Jean de Gand. — Le rôle de pacificateur convient à mon Age : mon fils, rejette son gage au duc de Norfolk.

Le roi Richard. — Et toi, Norfolk, rejette-lui le sien.

Jean de Gand. — Eh bien, Harry, eh bien? l'obéissance te commande de ne pas m' obliger à te commander une seconde fois.

Le roi Richard. — Norfolk, rejette-lui son gage, nous te l'ordonnons ; il n'y a pas à résister.

Norfolk. — C'est moi-même qui me jette à tes pieds, mon redouté Souverain. Tu peux me demander ma vie, mais non ma honte : mon devoir te doit ma vie; mais ma bonne renommée qui, en dépit de la mort, vivra sur mon tombeau, tu ne voudras pas la livrer en proie au noir déshonneur. Je suis ici honni, accusé, insulté, percé jusqu'au fond de l'âme par la lance envenimée de la calomnie qu'aucun baume ne peut guérir, sauf le sang de celui d'où s'exhala ce poison.

Le roi Richard. — Cette rage doit connaître le frein; donne-moi son gage, les lions domptent les léopards.

Norfolk. — Oui, mais ils n'effacent pas les taches de sa fourrure : prenez seulement ma honte et je rends son gage. Mon cher, cher Seigneur, le plus pur trésor que procure cette vie mortelle, est une réputation sans tache : cela détruit, les hommes ne sont que du limon doré et de l'argile peinte. Un courage hardi dans une poitrine loyale est un joyau dix fois verrouillé dans une cassette. Mon honneur est ma vie; tous deux ne font qu'une seule et même chose : enlevez-moi mon honneur et ma vie est finie. Ainsi, mon cher Suzerain, permettez-moi de prouver mon honneur ; c'est par lui que je vis, et pour lui je consens à mourir.

Le roi Richard. — Cousin, rejetez le gage que vous avez reçu : commencez.

Bolingbroke. — O Dieu ! défendez mon âme d'un si hideux péché! Dois-je paraître, cimier à bas, devant mon père? ou bien avec la tremblante timidité d'un mendiant, vais-je m'accuser de ma fierté devant cet effronté poltron? Avant que ma langue consente à blesser mon honneur par une telle offensante faiblesse, ou à sonner une si basse fanfare pour une telle réconciliation, mes dents couperont le servile instrument de cette palinodie craintive et le cracheront saignant, au grand déshonneur de cet homme, là où la honte a établi son domicile, c'est-à-dire au visage de Mowbray. (Sort Jean de Gand.)

Le roi Richard. — Nous ne sommes pas nés pour prier, mais pour commander : puisque nous ne pouvons vous rendre amis, soyez prêts, sous peine d'en répondre sur vos vies, à comparaître à Coventry le jour de Saint-Lambert : là vos lances et vos épées décideront le gros procès de votre haine obstinée : puisque nous ne pouvons vous réconcilier, nous verrons la justice de Dieu désigner le vrai chevalier par la victoire. — Lord maréchal, commandez à nos officiers militaires de se préparer à prendre leurs mesures pour ce combat particulier. (Ils sortent.)

SCENE II

Londres. — Un appartement dans le palais du duc de Lancastre.

Entrent JEAN DE GAND et la DUCHESSE DE GLOCESTER.

Jean de Gand. — Hélas! les liens du sang qui m'unissaient à Glocester me sollicitent plus encore que vos clameurs à poursuivre les bouchers de sa vie; mais puisque le pouvoir de réparation réside dans les mains mêmes qui ont commis le crime que nous ne pouvons réparer, remettons notre querelle à la volonté du ciel qui, lorsqu'il verra que les temps sont mûrs sur la terre, fera pleuvoir le feu de sa vengeance sur les têtes des offenseurs.

La duchesse de Glocester. — Quoi! l'amour fraternel ne trouve pas en toi un plus vif éperon? L'affection n'a-t-elle pas de feu vivant dans ton vieux sang? Les sept fils d'Edouard, dont tu es un toi-même, étaient comme sept vases remplis de son sang sacré, ou comme sept belles branches issues d'un même tronc ; quelques-uns de ces sept vases ont été desséchés par le cours de la nature; quelques-unes de ces branches ont été coupées par les destins : mais Thomas, mon cher Seigneur, ma vie, mon Glocester, ce vase plein du sang sacré d'Edouard, cette branche florissante de sa très-royale racine, la main de l'envie l'a brisé et toute la précieuse liqueur a été répandue ; le fer tranchant du meurtre l'a coupé et toutes les feuilles de son été se sont flétries. Ah! Gand, son sang était le tien; le même lit, le même ventre, la même ardeur, le même moule qui t'ont créé, l'avaient fait homme, et quoique tu vives et que tu respires, tu es cependant assassiné en lui. C'est, à beaucoup d'égards, consentir à la mort de ton père que de voir froidement la mort de ton malheureux frère, qui était la copie même de ton père. N'appelle pas cela résignation, Gand, c'est désespoir : en souffrant que ton frère soit ainsi assassiné, tu montres tout ouvert le chemin qui conduit à ta vie et tu apprends au meurtre atroce à t'égorger : ce que nous appelons résignation chez les gens de basse classe est pâle et froide lâcheté chez les cœurs nobles. Que dirai-je? pour sauvegarder ta propre vie, le meilleur moyen est de venger la mort de mon Glocester.

Jean de Gand. — La querelle appartient à Dieu; car c'est le substitut de Dieu, son lieutenant oint sous ses yeux mêmes qui est l'auteur de la mort de Glocester : si cette mort est injuste, que le ciel la venge, car jamais je ne lèverai contre son ministre un bras courroucé.

La duchesse de Glocester. —A qui donc, hélas! pourrai-je adresser mes plaintes?

Jean de Gand. — A Dieu, le champion et le défenseur de la veuve.

La duchesse de Glocester. — Eh bien alors, je le ferai. Adieu, vieux Gand. Tu vas à Coventry pour assister au combat de notre cousin de Hereford et du sanguinaire Mowbray ? puissent les trahisons faites à mon mari guider la lance de Hereford, afin qu'elle perce la poitrine du boucher Mowbray ! Ou si la mauvaise fortune veut qu'il manque la première carrière, que les péchés de Mowbray pèsent d'un poids si lourd dans son sein que, brisant les reins de son coursier fumant, ils fassent précipiter le cavalier dans l'arène, tête première, et le livrent, le misérable lâche, à mon cousin Hereford! Adieu, vieux Gand; celle qui lut naguères la femme de ton frère, doit finir sa vie avec sa compagne, la douleur.

Jean de Gand. — Sœur, adieu; il faut que j'aille à Coventry : aie à ton logis le même bonheur que je désire pour mon voyage !

La duchesse de Glocester. — Un mot encore, cependant; la douleur rebondit là où elle tombe, non par l'effet de sa légèreté, mais de son poids. Je prends mon congé avant d'avoir commencé à parler, car le chagrin ne finit pas quand il semble avoir achevé. Recommande-moi à mon frère, Edmond York. Las! c'est tout. Voyons, ne pars pas ainsi : quoique ce soit tout ce que j'ai à dire, ne t'en vas pas si vite : je me rappellerai autre chose. Recommande-lui, — O quoi? — recommande lui de venir en toute haie me visiter à Plashy. Hélas ! et qu'est-ce que le bon vieux York y verra , sinon des chambres vides, des murailles dégarnies, des offices dépeuplés de serviteurs, des pavés qu'on ne foule plus? et pour toute bienvenue, qu'entendra-t-il, sinon mes gémissements ? Par conséquent, contente-toi de me recommander à lui : qu'il ne vienne pas chez moi chercher le chagrin; le chagrin habite en tous lieux. Désolée, désolée, je vais partir, et désolée, mourir; ce dernier congé que je prends de toi arrache les larmes de mes yeux. (Ils sortent.)

SCENE III

Gosfort Green, près de Coventry. Entrent LE LORD MARÉCHAL et AUMERLE.

Le lord maréchal. — Monseigneur Aumerle, Henri Hereford est-il armé?

Aumerle. — Oui, complètement, et il brûle d'entrer en lice.

Le lord maréchal. — Le duc de Norfolk, plein d'entrain et d'ardeur, n'attend que la sommation de la trompette de l'appelant.

Aumerle. — Eh bien, en ce cas, les champions sont tout prêts et n'attendent plus que l'arrivée de Sa Majesté.

(Fanfares de trompettes. Entrent LE ROI RICHARD qui s'assied sur un trône, JEAN DE GAND, BUSHY, BAGOT, GREEN et autres qui prennent leurs places respectives. Une trompette sonne et d'autres trompettes lui répondent de l'intérieur du théâtre. Alors entre NORFOLK, sous son armure, précédé par un héraut.)

Le roi Richard. — Maréchal, demandez à ce champion là-bas pourquoi il est venu ici en armes : demandez-lui son nom, et procédez régulièrement à lui faire affirmer par serment la justice de sa cause.

Le lord maréchal. — Au nom de Dieu et du roi, dis-nous qui tu es et pourquoi tu viens ici sous une armure de chevalier; contre quel homme te présentes-tu et quelle est ta querelle ? parle véridiquement au nom de ton titre de chevalier et au nom de ton serment, et qu'ensuite le ciel et ta valeur te défendent!

Norfolk. — Mon nom est Thomas Mowbray, duc de Norfolk; je viens ici engagé par mon serment (que le ciel préserve un chevalier de violer jamais!), afin de défendre à la fois ma loyauté et ma véracité envers Dieu, mon roi et sa postérité, contre le duc de Hereford qui m'appelle, et par la grâce de Dieu et de ce mien bras, afin de lui prouver, en défendant ma personne, qu'il est un traître envers Dieu, mon roi et moi, et que le ciel me défende comme je combats pour la vérité! (il prend son siège.)

Une trompette sonne. Entre BOLINGEROKE, sous son armure, précédé par un héraut.

Le roi Richard. — Maréchal, demandez à ce chevalier qui est là-bas en armes, quel il est et pourquoi il vient ici, ainsi revêtu des habillements de la guerre, et conformément à notre loi, faites-lui régulièrement attester sous serment la justice de sa cause.

Le lord maréchal. — Quel est ton nom et pourquoi viens-tu ici devant le roi Richard, dans sa lice royale? Contre qui viens-tu? Quelle est ta querelle ? Parle comme un véridique chevalier et puisse le ciel te défendre !

Bolingbroke. — Je suis Henri de Hereford, de Lancastre et de Derby, et je me présente ici en armes pour prouver, par la grâce de Dieu et la valeur de mon bras, sur la personne de Thomas Mowbray, duc de Norfolk, qu'il est un traître, infâme et dangereux envers le Dieu du ciel, le roi Richard et moi, et puisse le ciel me défendre comme je combats loyalement !

Le lord maréchal. — Sous peine de mort, que personne ne soit assez audacieux ou assez effrontément téméraire pour approcher des barrières, sauf le maréchal et les officiers chargés de régler ces loyales épreuves.

Bolingbroke. — Lord Maréchal, laissez-moi baiser la main de mon souverain et courber le genou devant Sa Majesté, car Mowbray et moi nous sommes pareils à deux hommes qui font vœu d'un long et pénible pèlerinage; permettez-nous donc de dire un affectueux adieu à nos divers amis et de prendre congé d'eux selon toutes les formes.

Le lord maréchal. — L'appelant présente à Votre Altesse tous ses devoirs et implore la faveur de baiser votre main et de prendre congé de vous.

Le roi Richard. — Nous descendrons et nous le serrerons dans nos bras. Cousin de Hereford, si ta cause est juste, que la fortune soit avec toi dans ce combat royal ! Adieu, mon sang; si aujourd'hui tu es répandu, nous pourrons te pleurer, mais non te venger.

Bolingbroke. — Oh! que nul œil noble ne profane pour moi une larme si la lance de Mowbray fait couler mon sang; je marche à ce combat contre Mowbray, avec la confiance du faucon quand il fond sur un oiseau. Mon affectueux Seigneur (au Lord maréchal), je prends congé de vous, de vous aussi, mon noble cousin, Lord Aumerle. Je prends congé sans être malade, bien que j'aie affaire avec la mort, mais jeune, vigoureux et respirant avec joie. Allons, comme aux festins d'Angleterre, je goûte au meilleur mets le dernier, afin de rendre plus douce la fin du repas. (A Jean de Gand.) O toi, terrestre auteur de ma vie, toi dont le courage juvénile, en moi rajeuni, me soulève d'une double vigueur pour me faire atteindre à la hauteur où est placée la victoire, augmente par tes prières la solidité de mon armure et aiguise par tes bénédictions la pointe de ma lance afin qu'elle pénètre comme cire la cotte de mailles de Mowbray et que le nom de Jean de Gand reluise d'un nouvel éclat par la vaillante conduite de son fils.

Jean de Gand. — Que Dieu te fasse triomphant dans ta bonne cause ! Sois prompt comme l'éclair dans la lutte; que tes coups doublés et redoublés tombent comme un tonnerre étourdissant sur le casque de ton méchant et perfide ennemi; réveille ta jeune ardeur; sois vaillant et vis.

Bolingbroke. — Que mon innocence et Saint Georges me donnent la victoire (Il prend son siège .)

Norfolk, se levant. — Quel que soit le lot que me réserve Dieu ou ma fortune, ici doit vivre ou mourir, fidèle au trône du roi Richard, un gentilhomme loyal, juste et sans tache. Jamais captif ne rejeta d'un cœur plus libre, les chaînes de son esclavage et n'embrassa le trésor de son affranchissement sans contrôle avec pins de joie que mon âme bondissante n'en éprouve à célébrer la fête de ce combat avec mon adversaire. Très puissant Suzerain, et vous pairs, mes compagnons, recevez de ma bouche un souhait d'heureuses années. Je vais au combat alerte et joyeux comme au plaisir : la loyauté porte un cœur tranquille.

Lu roi Richard. — Adieu, Milord : je reconnais dans tes yeux, de manière à ne pas m'y tromper, la vertu alliée à la valeur. Ordonnez le combat, maréchal et commencez. (Le roi et les Lords retournent à leurs sièges.)

Le lord maréchal. — Henri de Hereford, de Lancastre et de Derby, reçois ta lance et que Dieu protège le droit .

Bolingbroke, se levant. — Fort comme une tour dans mon espérance, je réponds Amen.

Le lord maréchal, à un officier. — Allez porter cette lance à Thomas, duc de Norfolk.

Premier héraut. — Henri de Hereford, de Lancastre et de Derby, se présente ici aux noms de Dieu, de son Souverain et de lui-même, pour prouver, sous peine d'être reconnu menteur et félon, que le duc de Norfolk, Thomas Mowbray, est traître envers Dieu, son Souverain et lui-même, et il ose le défier au combat.

Second héraut. — Ici est présent Thomas Mowbray, duc de Norfolk, pour se défendre et prouver, sous peine d'être reconnu menteur et félon, que Henri de Hereford, de Lancastre et de Derby, est déloyal envers Dieu, son Souverain et lui-même, et courageusement et avec un ardent désir, il n'attend pour commencer que le signal de la trompette.

Le lord maréchal. — Sonnez, trompettes, et vous combattants, avancez. (On sonne une charge.) Arrêtez, le roi a jeté son bâton.

Le roi Richard. — Que tous déposent leurs heaumes et leurs lances et retournent à leurs sièges. (Aux Lords.) Venez conférer avec nous. Que les trompettes sonnent pendant que nous allons annoncer à ces ducs ce que nous avons décidé. (Longue fanfare. — Aux combattants .) Avancez, et écoutez ce que nous avons décidé avec notre conseil. Comme la terre de notre royaume ne doit pas être souillée de ce sang précieux qu'elle a nourri; comme nos yeux délestent l'aspect des plaies civiles creusées par le tranchant d'épées concitoyennes; comme dans notre opinion, ce sont l'orgueil au vol d'aigle, aux pensées ambitieuses dont l'essor tente l'escalade du ciel, et la haine d'une envieuse rivalité qui vous poussent à réveiller notre paix sommeillante dans ce berceau de notre contrée avec la douce respiration d'un enfant; comme ce tintamarre des tambours aux rauques clameurs, ce redoutable charivari des trompettes aux aigres fanfares, et ce cliquetis sonore des aimes de fer entrechoquées pourraient faire fuir d'effroi la paix hors de nos frontières, et nous forcer à marcher dans le sang même de nos parents, nous vous bannissons de nos territoires : vous, cousin Hereford, sous peine de la vie, jusqu'à ce que deux fois cinq étés aient enrichi nos champs, vous ne saluerez pas nos beaux domaines, mais vous foulerez sur la terre étrangère les sentiers de l'exil.

Bolingbroke. — Votre volonté sera faite. Ma consolation, c'est que ce soleil qui vous échauffe ici brillera aussi sur moi, et que ces rayons d'or qu'il vous prête ici, tomberont aussi sur moi et doreront mon exil.

Le roi Richard. — Pour toi, Norfolk, un arrêt plus rigoureux et que je prononce quelque peu à contre cœur t'est réservé. Les heures à la marche invisiblement lente ne détermineront pas le terme indéfini de ton dur exil. Je prononce contre toi, sous peine de ta vie, cette parole sans espoir : « Ne reviens jamais. »

Norfolk. — Une dure sentence, mon tout puissant Suzerain, et fort inattendue de la bouche de Votre Altesse. J'avais mérité de recevoir des mains de Votre Altesse une meilleure récompense que ce coup qui me rejette errant dans l'espace. Le langage que j'ai appris ces quarante dernières années, mon anglais natal, il me faut l'oublier maintenant : maintenant ma langue ne m'est pas d'une plus grande utilité qu'une viole ou une harpe sans cordes ; elle doit être maintenant comme un bon instrument fermé dans son étui, ou qui, s'il en est tiré, est mis entre des mains qui ne connaissent pas la touche et le ton de l'harmonie. Vous avez emprisonné ma langue au dedans de ma bouche derrière les doubles grilles de mes dents et de mes lèvres, et le geôlier qui doit prendre soin de moi, c'est la stupide, insensible, stérile ignorance. Je suis trop vieux maintenant pour cajoler une nourrice, trop avancé en âge pour devenir un écolier : qu'est-ce donc que ta sentence, sinon une mort muette qui vole à ma bouche les paroles qu'elle exhalait avec son souffle depuis ma naissance?

Le roi Richard. — Il ne te sert en rien d'en appeler à notre compassion ; après notre sentence les plaintes viennent trop tard.

Norfolk. — Ainsi donc, je me retire de la lumière de mon pays pour habiter les ombres solennelles de la nuit éternelle. (Il fait un mouvement pour se retirer.)

Le roi Richard. — Reviens ici et emporte avec toi ce serment que tu vas prononcer. Posez sur notre épée royale vos mains proscrites et jurez sur le service que vous devez à Dieu (celui que vous nous devez nous l'exilons avec vous), de tenir le serment que nous vous déférons. Jurez, — et que la loyauté et Dieu vous aident à tenir cette promesse, — de ne jamais chercher dans l'exil l'affection l'un de l'autre, de ne jamais vous regarder en face l'un l'autre, de ne jamais vous écrire ni vous saluer, de ne jamais changer en accalmie la tempête hautaine de votre haine soulevée dans votre pays, de ne jamais vous rencontrer par dessein prémédité, pour conspirer, intriguer ou machiner quelque mal contre nous, notre pouvoir, nos sujets et notre royaume.

Bolingbroke. — Je jure.

Norfolk. — Et moi je jure d'observer toutes ces conditions.

Bolingbroke. — Norfolk, je veux te parler, autant qu'il m'est permis de parler à mon ennemi : en ce moment, si le roi nous avait laissé faire, une de nos âmes serait errante dans les airs, bannie de ce fragile sépulcre de notre chair, comme notre chair est maintenant bannie de ce pays. Confesse tes trahisons avant de fuir ce royaume; puisque tu as loin à aller, n'emporte pas avec toi le lourd fardeau d'une âme coupable.

Norfolk. — Non, Bolingbroke, si jamais je fus traître, puisse mon nom être effacé du livre de vie et puissé-je être banni du ciel, comme je suis banni d'ici! mais ce que tu es, nous le savons Dieu, toi et moi, et le roi, je le crains, n'aura que trop tôt à se repentir. Adieu, mon Suzerain; désormais je ne puis m'égarer, le monde entier est ma route, sauf pour revenir en Angleterre (Il sort.)

Le roi Richard. — Oncle, je vois l'affliction de ton cœur dans le miroir de tes yeux; l'expression de ta tristesse a retranché quatre années de son exil. (A Bolingbroke.) Lorsque six hivers glacés se seront écoulés, reviens de ton exil le bienvenu dans ta patrie.

Bolingbroke. — Quel long laps de temps peut tenir dans une petite parole! Quatre traînants hivers et quatre folâtres printemps s'envolent avec un seul mot ; telle est la puissance de la parole des rois.

Jean de Gand. — Je remercie mon Suzerain, puisque, à ma considération, il abrège de quatre années l'exil de mon fils ; mais je retirerai de cela peu d'avantages, car avant que les six années qu’il doit passer en exil aient eu le temps de changer leurs lunes et de ramener leurs saisons, ma lampe vide d'huile et ma flamme épuisée par l’âge seront éteintes par la vieillesse et la nuit éternelle : ce pouce de flambeau sera brûlé et consumé et la mort aveugle ne me permettra pas de revoir mon fils.

Le roi Richard. — Allons donc, oncle, tu as encore bien des années à vivre.

Jean de Gand. — Mais pas une seule minute que tu puisses me donner, roi : tu peux abréger mes jours par le chagrin morose et me retirer des nuits, mais tu ne peux me prêter un matin; tu peux aider le temps à labourer mon visage des sillons de l'âge, mais tu ne peux arrêter les progrès d'une seule ride. Ta parole peut concourir à ma mort avec le temps ; mais une fois mort, ton royaume ne pourrait racheter ma vie.

Le roi Richard. — Ton fils a été banni après mûre délibération, et ta bouche a eu part au verdict. Pourquoi donc, alors, as-tu semblé approuver notre justice?

Jean de Gand. — Les choses douces au goût sont souvent d'aigre digestion. Vous m'avez pressé d'être juge; mais j'aurais préféré que vous m'eussiez ordonné de plaider comme un père. Oh ! s'il avait été un étranger et non mon enfant, j'aurais été plus doux pour excuser sa faute: j’ai cherché à éviter le reproche de partialité et j’ai détruit ma propre vie par cette sentence. Hélas! j'attendais que quelques-uns d'entre vous me dissent que j'étais trop sévère, de me défaire ainsi de mon enfant ; mais vous avez donné permission à ma langue récalcitrante de me faire ce tort contre ma volonté.

Le roi Richard. — Adieu, cousin. Oncle, ordonne-lui de tenir sa promesse. Nous le bannissons pour six ans et il partira. (Sortent le roi Richard et sa suite. Fanfares.)

Aumerle. — Adieu, cousin, que des lieux où vous habiterez vos lettres nous apprennent ce que votre personne ne pourra plus nous faire savoir.

Le lord maréchal. — Monseigneur, je ne prends pas congé de vous, car je chevaucherai à vos côtés jusqu'à ce que nous soyons au bout de ce royaume.

Jean de Gand. — Oh ! pourquoi donc économises-tu tes paroles et ne réponds-tu pas aux adieux de tes amis?

Bolingbroke. — J'ai trop peu de paroles pour prendre congé de vous, et cependant ma langue devrait au contraire se montrer prodigue de ses fonctions pour exhaler l'abondante douleur de mon cœur.

Jean de Gand. — Le sujet de ton chagrin n'est qu'une absence temporaire.

Bolingbroke. — Quand la joie est absente, le chagrin est présent tout le temps.

Jean de Gand. — Que sont six hivers? ils sont bien vite écoulés.

Bolingbroke. — Oui, pour les hommes qui sont dans la joie; mais le chagrin fait dix heures d'une seule.

Jean de Gand. — Appelle cet exil un voyage que tu fais par plaisir.

Bolingbroke. — Mon cœur qui sent trop que c'est un pèlerinage forcé soupirera lorsqu'il lui donnera ce nom qui n'est pas le sien.

Jean de Gand. — Regarde le cercle morose que parcourront tes pas fatigués comme une monture où tu devras placer le précieux joyau de ton retour.

Bolingbroke. — Oh plutôt, chacune des ennuyeuses enjambées que je ferai me rappellera par quelle distance je serai séparé des joyaux que j'aime. Il me faudra faire le long apprentissage des routes de l'étranger, et lorsque enfin j'aurai ma liberté, de quoi pourrai-je me vanter, sinon d'avoir été un homme de peine au service de la douleur ?

Jean de Gand. — Toutes les places que visite l'œil du ciel sont pour un homme sage des ports et des havres heureux. Apprends à la nécessité que tu subis à considérer qu'il n'est pas de vertu supérieure à la nécessité. Persuade-toi que c'est toi qui as banni le roi et non pas que c'est le roi qui t'a banni : le malheur pèse d'un poids d'autant plus lourd qu'il s'aperçoit qu'il est plus faiblement supporté. Vas, dis-toi que c'est moi qui t'ai envoyé conquérir l'honneur, et non pas que le roi t'a exilé ; ou bien suppose qu'une peste dévorante flotte dans notre air et que tu fuis vers un climat plus pur. Ecoute, que tout ce que ton âme tient pour précieux, ton imagination sache l'attribuer aux lieux où tu vas et non pas aux lieux d'où tu viens. Suppose que les oiseaux chanteurs sont des musiciens, que le gazon que tu fouleras est la chambre royale ornée de nattes, que les fleurs sont de belles dames et que tes pas ne sont qu'une mesure voluptueuse ou une danse ; car le hargneux chagrin a moins de pouvoir pour mordre l'homme qui le raille et le porte légèrement.

Bolingbroke. — Oh ! qui donc peut tenir du feu dans sa main et se croire sur le Caucase glacé? Qui peut émousser le tranchant aigu de l'appétit par la simple imagination d'un festin? ou se rouler tout nu dans la neige de décembre en pensant à la chaleur d'un été imaginaire? Oh! non, la connaissance du bien ne fait que plus forte ment sentir le mal: la dent du cruel chagrin n'est jamais plus venimeuse que lorsqu'elle mord sans faire saigner la blessure.

Jean de Gand. — Viens, viens, mon fils, je vais te mettre sur ton chemin : si j'avais ta jeunesse et ta cause, je ne voudrais pas rester.

Bolingbroke. — Eh bien, adieu, sol d'Angleterre; adieu, douce terre, ma mère, ma nourrice qui me portes encore ; en quelque lieu que je sois errant, je pourrai me vanter d'être, quoique banni, un véritable Anglais. (Ils sortent.)

SCENE IV

Un appartement dans le palais du roi.

Entrent LE ROI RICHARD, BAGOT et GREEN. AUMERLE entre après eux.

Le roi Richard. — Nous l'avons remarqué. — Cousin Aumerle, avez-vous conduit sur sa route le hautain Hereford ?

Aumerle. — J'ai conduit le hautain Hereford, puisque vous l'appelez ainsi, jusqu'à la première grande route seulement et je l'ai quitté là.

Le roi Richard. — Et, dites-moi, a-t-il été versé au départ abondance de larmes ?

Aumerle. — Ma foi, pas une seule de ma part, si ce n'est que le vent du nord-est, qui nous soufflait alors aigrement au visage, a réveillé le flux lacrymal endormi et a ainsi attendri d'une larme nos secs adieux.

Le roi Richard. — Qu'a dit notre cousin lorsqu'il s'est séparé de vous?

Aumerle. — «Adieu, » mais comme mon cœur refusait à ma langue le droit de profaner un tel mot, cela m'a fourni le moyen de contrefaire l'accablement d'un si grand chagrin que les paroles semblaient ensevelies dans le tombeau de ma douleur. Ma foi, si ce mot adieu avait pu allonger les heures et ajouter des années à son court exil, il aurait eu un volume d'adieux; mais comme cela ne se pouvait pas, il n'en a eu aucun de moi.

Le roi Richard. — Il est notre cousin, cousin; mais il est douteux que lorsque le temps le rappellera de l'exil dans ses foyers, notre parent revienne voir ses amis. Nous-même, Bushy, Bagot et Green ici présents, nous avons observé sa courtoisie envers le bas peuple: nous avons remarqué l'humble et familière politesse par laquelle il semblait vouloir pénétrer dans son cœur ; nous avons vu la déférence qu'il jetait en pâture aux manants, faisant la cour à de pauvres artisans par l'artifice de ses sourires et la tenue de sa résignation dans la mauvaise fortune, comme s'il avait voulu mener en exil leur affection avec lui. Il a tiré son bonnet à une marchande d'huîtres, et deux charretiers qui lui avaient souhaité la protection de Dieu pour son exil, ont obtenu le tribut de son souple genou, avec des «je vous remercie, mes compatriotes, mes affectueux amis, » tout comme si l'Angleterre était son héritage et qu'il fût au premier degré l'espérance de nos sujets .

Green. — Bon, il est parti ; que ces pensées s'en aillent avec lui. Maintenant, mon Suzerain, il faut promptement agir avec les rebelles qui se sont levés en Irlande, avant qu'un plus long sursis ne leur fournisse de plus grands moyens pour leur succès et la ruine de Votre Majesté.

Le roi Richard. — Nous irons en personne à celte guerre, et comme nos coffres, par suite d'une trop grande magnificence et de trop libérales largesses sont devenus quelque peu légers, nous sommes obligés d'affermer notre domaine royal. Le revenu de cette ferme nous fournira les moyens de faire face aux affaires qui nous sont survenues. Si cela ne suffit pas, nos lieutenants, à l'intérieur, obtiendront des blancs seings par lesquels ils pourront taxer à de fortes sommes d'or ceux qu'ils connaîtront pour riches, et ils nous enverront ces sommes pour faire face à nos besoins ; car nous allons partir pour l'Irlande immédiatement.

Entre BUSHY.

Le roi Richard. — Quelles nouvelles, Bushy?

Bushy. — Le vieux Jean de Gand est dangereusement malade, Monseigneur; il a été attaqué subitement et il a envoyé en toute hâte pour supplier Votre Majesté d'aller le voir.

Le roi Richard. — Où est-il ?

Bushy. — Au palais d'Ely.

Le roi Richard. — Grand Dieu, mettez maintenant dans la tête de ses médecins la pensée de le conduire immédiatement à sa tombe ! La garniture de ses coffres nous fera des habits pour nos soldats dans ces guerres d'Irlande. Venez, Messieurs, allons tous le visiter : prions Dieu qu'en faisant toute diligence nous arrivions encore trop tard !

Tous ensemble. — Amen. (Ils sortent.)

ACTE II

SCENE PREMIERE

Londres. — Un appartement dans le palais d'Ely.

JEAN DE GAND sur une couche; LE DUC D'YORK et autres autour de lui.

Jean de Gand. — Le roi viendra-t-il, afin que je puisse exhaler mon dernier souffle en conseils salutaires pour sa jeunesse légère?

Le duc d'York. — Ne vous tourmentez pas et ne fatiguez pas votre souffle, car c'est en vain qu'on adresse des conseils à son oreille.

Jean de Gand. — Oh ! oui, mais on dit que les voix des mourants forcent l'attention comme une profonde harmonie : lorsque les paroles sont rares, elles sont rarement dépensées en vain; car ils exhalent la vérité ceux qui exhalent leurs paroles dans la souffrance. Celui qui bientôt ne pourra plus rien dire est plus écouté que ceux qui sont poussés à bavarder par la jeunesse et le bonheur ; on remarque plus les morts des hommes que leurs vies; de même que le dernier goût des mets est le plus doux, ainsi le coucher du soleil, les derniers accents de la musique s'impriment plus fortement dans le souvenir que les choses depuis longtemps passées, et quoique Richard n'eût pas voulu écouter les conseils de ma vie , l'austère discours de mon agonie pourra peut-être ouvrir ses oreilles sourdes.

Le duc d'York. — Non, elles sont remplies par d'autres sons plus flatteurs, par exemple les compliments sur son gouvernement: puis il y a les chansons lascives dont l'oreille de la jeunesse écoute toujours le son empoisonné ; puis le récit des modes courantes dans la fière Italie dont notre nation tardivement singeresse suit les manières clopin clopant par basse imitation. Quelle est la vanité qu'enfante n'importe quel coin du monde, aussi vile qu'elle soit, pourvu qu'elle soit nouvelle, qui ne soit chuchotée bien vite à son oreille ? Là où la volonté est en lutte avec le bon sens, les conseils arrivent trop tard pour être écoutés : n'essayez pas de diriger celui qui prétend choisir son chemin lui-même. Tu manques de souffle et tu veux perdre celui qui te reste?

Jean de Gand. — Il me semble que je suis un prophète nouvellement inspiré, et voici en expirant ce que je prédis de lui. La flamme fougueuse et précipitée de ses désordres ne peut durer longtemps, car les feux violents se consument vite ; les petites pluies durent longtemps, mais les tempêtes soudaines sont courtes; il s'essouffle bien vite, celui qui trop chaudement éperonne ; la nourriture avalée avec trop d'empressement étrangle le mangeur; la vanité légère, cormoran insatiable, lorsqu'elle a consumé toutes ses ressources, fait proie d'elle-même. Ce trône royal de rois, cette île porte-sceptre, cette terre de majesté, ce siège de Mars, cet autre Eden, ce demi-paradis, cette forteresse que la nature s'est bâtie à elle-même contre l'invasion et la violence de la guerre, cette florissante pépinière d'hommes, ce petit univers, cette pierre précieuse enchâssée dans la mer d'argent qui lui rend le service d'un rempart ou celui d'un fossé de défense autour d'un château, contre l'envie de pays moins heureux ; ce coin béni, cette terre, ce royaume, cette Angleterre, cette matrice féconde de rois souverains, redoutés pour leur race, fameux par leur naissance, renommés par les exploits que, pour le service de la foi chrétienne et de la vraie chevalerie, ils ont portés loin de leur patrie, jusqu'aux lieux où dans l'opiniâtre Judée s'élève le sépulcre, rançon du monde, du fils de la bienheureuse Marie ; le pays de ces chères âmes, ce cher, cher pays, cher pour sa réputation à travers le monde, est maintenant affermé (ah ! prononcer de telles paroles me tue!) comme un petit fief ou une misérable ferme : cette Angleterre entourée par la mer triomphante et dont les rivages de rochers repoussent les assauts jaloux de l'humide Neptune, est maintenant enchaînée honteusement par des liens de parchemins pourris et tachés d'encre; cette Angleterre qui avait coutume de conquérir les autres peuples a fait une honteuse conquête d'elle-même. Oh ! si ce scandale pouvait finir avec ma vie, combien heureuse serait ma mort prochaine!

Entrent LE ROI RICHARD, LA REINE, AUMERLE, BUSHY, GREEN, BAGOT, ROSS et WILLOUGHBY.

Le duc d'York. — Le roi est arrivé : agissez doucement avec sa jeunesse, car les jeunes et chauds étalons, quand on les irrite, n'en sont que plus rétifs.

La reine. — Comment se porte Lancastre, notre noble oncle?

Le roi Richard. — Eh bien, comment cela vat-il, mon homme? Comment se porte le vieux Gand?

Jean de Gand. — Oh ! comme ce nom convient bien à mon état. Je suis un vieux gant, en vérité, je n'ai plus que la peau à force d'être vieux : le chagrin a gardé en moi un jeûne fatigant, et qui peut s'abstenir de manger sans se réduire à n'être qu'une peau? J'ai longtemps veillé sur l'Angleterre endormie: les veilles engendrent la maigreur et la maigreur n'est que peau : le bonheur dont certains pères se repaissent, je veux dire les regards de mes enfants, j'en ai strictement jeûné, et c'est par ce jeûne que tu m'as réduit à l'état de gant; je suis un parchemin bon pour la tombe, sec comme la tombe, dont le ventre creux n'hérite de rien que d'os.

Le roi Richard. — Des malades peuvent-ils donc jouer si spirituellement sur leurs noms?

Jean de Gand. — Non, mais la misère se plaît à se moquer d'elle-même : puisque tu cherches à tuer mon nom en moi, je me raille de mon nom pour te flatter, grand roi.

Le roi Richard. — Est ce que les mourants flattent ceux qui doivent vivre ?

Jean de Gand. — Non, non, "ce sont les vivants qui flattent ceux qui meurent.

Le roi Richard. — Et cependant toi qui es en train de mourir, tu dis que tu me flattes.

Jean de Gand. — Oh ! non, c'est toi qui meurs, quoique je sois le plus malade.

Le roi Richard. — Je suis en santé, je respire et je te vois malade.

Jean de Gand. — Celui qui m'a créé sait combien je te vois malade; je te vois avec la vue d'un malade et je te vois malade. Ton lit de mort n'est rien moins que le pays où est couchée malade ta réputation, et toi, trop insoucieux patient que tu es, tu remets ton corps sacré aux soins de ces médecins qui les premiers te blessèrent. Dans le cercle de ta couronne qui n'est pas plus large que ta tête, mille flatteurs trouvent moyen de se mouvoir, et cependant le mal qui se commet dans ce petit espace n'embrasse pas moins que tout le pays. Oh ! si ton grand-père, d'un œil prophétique, avait vu comment le fils de son fils ruinerait ses fils, il aurait mis ta honte hors de ta portée, en te déposant avant que tu possédasses le trône que tu es possédé maintenant de déposer. Oh! neveu, quand tu serais régent du monde, ce serait une honte d'affermer ce pays; mais quand tout ton univers consiste dans ce pays, n'est-ce pas une action plus que honteuse de l'humilier ainsi? Tu es maintenant le propriétaire exploiteur de l'Angleterre, tu n'en es pas le roi : ton pouvoir qui crée la loi s'est rendu l'esclave de la loi, et toi....

Le roi Richard. — Et toi, lunatique à l'esprit affaibli, qui te prévaux du privilège de la maladie, as-tu l'audace de permettre à tes admonitions glacées de faire pâlir nos joues et d'exciter la fureur à chasser notre sang royal de sa résidence native? Vraiment, par la très-royale majesté de mon trône, si tu n'étais pas le frère du fils du grand Edouard, cette langue qui roule si rondement au dedans de ta tête ferait rouler ta tête de tes insolentes épaules.

Jean de Gand. — O fils de mon frère Edouard, ne m'épargne pas sous ce prétexte que j'étais le fils de son père Edouard ; semblable au pélican, tu as déjà soutiré de ce sang et tu t'en es soûlé dans tes orgies. Mon frère Glocester, âme honnête et d'intentions droites, — puisse-t-il être au ciel parmi les âmes bienheureuses ! — peut prouver et témoigner qu'il t'en coûte peu de répandre le sang d'Edouard : unis-toi à la maladie qui m'accable en ce moment, et que ta cruauté, tranchante comme la faux de la vieillesse, abatte d'un seul coup une fleur depuis trop longtemps desséchée. Vis dans ta honte, mais puisse ta honte ne pas mourir avec toi ! Que ces mots soient à jamais tes bourreaux! Portez-moi à mon lit et de là à ma tombe. Qu'ils chérissent la vie ceux qui y possèdent affection et honneur ! (Il sort porté par ses gens.)

Le roi Richard. — Et que ceux-là meurent qui possèdent la vieillesse et le radotage ; tu possèdes les deux et tu appartiens deux fois à la tombe.

Le duc d'York. — Je conjure Votre Majesté d'imputer ses paroles au délire de la maladie et de la vieillesse : il vous aime, sur ma vie, et vous tient pour aussi cher que vous tiendrait pour cher, Harry, duc de Hereford, s'il était ici.

Le roi Richard. — C'est juste, vous dites vrai: telle l'affection de Hereford, telle aussi la sienne, et la mienne répond à la leur; que les choses soient ce qu'elles sont.

Entre NORTHUMBERLAND.

Northumberland. — Mon Suzerain, le vieux Gand se recommande à Votre Majesté.

Le roi Richard. — Que dit-il?

Northumberland. — Rien, vraiment, tout est dit : sa langue est maintenant un instrument sans cordes; paroles, vie et tout, le vieux Lancastre a tout épuisé.

Le duc d'York. — Puisse York être le premier qui fasse ainsi banqueroute ! quoique la mort soit pauvre, elle met fin à la misère mortelle.

Le roi Richard. — Le fruit le plus mûr est celui qui tombe le premier, et ainsi fait-il, lui. Son temps est fini; nous, il nous faut continuer notre pèlerinage: mais, assez là-dessus. Maintenant, à nos guerres d'Irlande : il nous faut vaincre ces barbares Kernes à la chevelure ébouriffée, les seuls êtres venimeux qui vivent dans un pays où rien de venimeux n'a le privilège de vivre, et comme ces grandes affaires entraînent des charges, nous nous saisissons pour nos besoins, de l'argenterie, de la monnaie, des revenus et des meubles qui étaient en la possession de notre oncle Jean de Gand.

Le duc d'York. — Combien de temps garderai-je patience? Combien de temps l'affectueux dévouement me forcera-t-il à souffrir l'injustice? Ni la mort de Glocester, ni le bannissement de Hereford, ni les affronts faits à Gand , ni les maux particuliers de l'Angleterre, ni les empêchements opposés au mariage du pauvre Bolingbroke, ni ma propre disgrâce, n'ont jamais donné une expression de ressentiment à mon visage calme, ni ridé mon front d'un seul pli de mécontentement devant mon Souverain. Je suis le dernier des fils du noble Edouard, dont ton père, le prince de Galles, était l'aîné. Jamais lion ne fut plus impétueux dans la guerre, jamais gentil agneau ne fut plus doux dans la paix que ce jeune et princier gentilhomme. Tu as son visage, car tel il était lorsqu'il comptait le nombre de tes heures; mais lorsqu'il fronçait le sourcil, c'était contre les Français et non contre ses amis; sa noble main avait conquis ce qu'elle dépensait et ne dépensait pas ce qu'avait conquis la main triomphante de son père: ses mains étaient rouges du sang de ses ennemis, mais étaient pures du sang de ses parents. Richard ! York a été emporté trop loin par la douleur ; sans cela il n'aurait jamais voulu vous comparer.

Le roi Richard. — Qu'est-ce, mon onde, qu'y a-t-il ?

Le duc d'York. — Oh ! mon Suzerain, pardonnez-moi, s'il vous plaît; sinon, prenant mon parti de n'être pas pardonné, je me tiens pour satisfait. Cherchez-vous donc à saisir et à accaparer entre vos mains les titres et les droits du banni Hereford? Est-ce que Gand n'est pas mort? Est-ce que Hereford n'est pas vivant? Est-ce que Gand n'était pas un homme juste? Est-ce que Harry n'est pas loyal? Est-ce que le premier ne méritait pas d'avoir un héritier, et son héritier n'est-il pas un fils bien méritant? Enlève à Hereford ses droits et au temps ses privilèges et ses titres traditionnels ; fais que demain ne succède pas à aujourd'hui; renonce à être ce que tu es, car comment es-tu roi si ce n'est par légitime hérédité et par succession? Maintenant, devant Dieu, — et Dieu défende que je dise vrai ! — si vous saisissez injustement les droits de Hereford, si vous révoquez les lettres patentes qui lui donnent droit de revendiquer son héritage par l'entremise de ses mandataires, et si vous lui niez l'hommage qu'il vous a rendu, vous amassez mille dangers sur votre tête, vous perdez un nombre infini de cœurs bien disposés, et vous aiguillonnez mon affectueuse patience à des pensées auxquelles l'honneur et l'allégeance ne voudraient pas donner accès.

Le roi Richard. — Pensez ce que vous voudrez : nous nous saisissons de son argenterie, de ses biens, de sa monnaie et de ses terres.

Le duc d'York. — Je ne resterai pas ici pour être témoin de cela. Adieu, mon Suzerain; ce qui résultera d'une telle chose, nul ne peut le dire; mais on peut comprendre que de mauvaises mesures il ne peut sortir de bons résultats. (Il sort.)

Le roi Richard. — Va, Bushy, va tout droit trouver le comte de Wiltshire ; ordonne-lui de venir nous rejoindre au palais d'Ely pour expédier cette affaire. Dès demain matin, nous partirons pour l'Irlande; et il n'est que temps, je crois. En notre absence, nous créons Lord gouverneur d'Angleterre, notre oncle York; car il est juste et nous a toujours beaucoup aimé. Venez, notre reine : demain, il nous faudra nous séparer; soyons gais, car le temps qu'il nous reste à passer ensemble est court. (Fanfares. Sortent le roi, la reine, Aumerle, Bushy, Green et Bagot.)

Northumberland. — Eh bien, Messeigneurs, le duc de Lancastre est mort ?

Ross. — Et vivant aussi, car maintenant son fils est duc.

Willoughby. — Simplement par le titre, mais non par le revenu.

Northumberland. — Il le serait opulemment des deux façons, si la justice avait ses droits.

Ross. — Mon cœur est gros, mais il se brisera à force de silence, avant qu'il ne se soulage par les libertés de ma langue.

Northumberland. — Voyons, exprime ta pensée, et qu'il perde à jamais la parole celui qui répétera tes paroles pour te nuire.

Willoughby. — Ce que tu avais à dire a-t-il rapport au duc de Hereford? S'il en est ainsi, parle hardiment, ami; mon oreille a soif d'entendre parler de lui pour son bien.

Ross. — Je ne puis rien du tout pour son bien, à moins que vous n'appeliez un bien l'action de le plaindre d'être ainsi dépouillé et châtré de son patrimoine.

Northumberland . — Par le nom de Dieu, c'est une honte que de telles injustices lui soient faites, à lui, un prince royal, et à beaucoup d'autres de sang noble, dans ce pays en décadence. Le roi ne s'appartient pas à lui-même, mais il est bassement mené par ses flatteurs, et ce dont ils accuseront n'importe lequel de nous par pure haine, le roi le poursuivra successivement contre chacun de nous, contre nos vies, nos enfants et nos héritiers.

Ross. — Il a pillé les Communes par des taxes énormes, et il a presque perdu leur affection : il a imposé des amendes aux nobles pour d'anciennes querelles, et il a presque perdu leur affection.

Willoughby. — Et chaque jour de nouvelles exactions sont inventées, telles que blancs seings, dons de bienveillance, et je ne sais quoi encore; mais, au nom de Dieu, où tout cela passe-t-il?

Northumberland. — Ce ne sont pas les guerres qui l'ont dévoré, car au lieu de faire la guerre , il a bassement cédé par compromis ce que ses nobles ancêtres avaient acquis par la lutte. 11 a dépensé dans la paix plus qu'eux dans la guerre.

Ross. — Le comte de Wiltshire tient le royaume à ferme.

Willoughby. — Le roi est en banqueroute comme un homme ruiné.

Northumberland. — L'opprobre et la ruine sont suspendus au-dessus de sa tête.

Ross. — Et cependant, malgré ses lourdes taxes, il n'a d'argent pour ces guerres irlandaises que par le vol du duc banni.

Northumberland. — Son noble parent. roi très-dégénéré! Mais, Lords, nous entendons siffler celte terrible tempête, et cependant nous ne cherchons pas d'asile pour éviter l'ouragan; nous voyons le vent enfler nos voiles d'une manière menaçante, et cependant nous ne luttons pas et nous nous laissons tranquillement sombrer.

Ross. — Nous voyons le naufrage même où nous devons périt, et pour avoir laissé naître les causes de ce naufrage, le danger est maintenant devenu inévitable.

Northumberland. — Non pas: j'aperçois la vie qui regarde, même au travers des orbites creux de la mort; mais je n'oserais dire à quelle distance sont de nous les nouvelles qui doivent nous apporter espoir.

Willoughby. — Voyons, fais-nous part de tes pensées, comme nous te faisons part des nôtres.

Ross. — Parle avec confiance, Northumberland: nous trois ne faisons qu'un avec toi; en parlant ouvertement, tes paroles restent à l'état de pures pensées: par conséquent, parle hardiment.

Northumberland. — Voici donc les choses. De Port Le Blanc, une baie de Bretagne, j'ai reçu avis que Harry, duc de Hereford, Reignold, lord Cobham, le fils de Richard comte d'Arundel, qui s'est échappé dernièrement de la surveillance du duc d'Exeter, son frère, le ci-devant archevêque de Canterbury, sir Thomas Erpingham, sir John Ramston, sir John Norbery, sir Robert Waterton et Francis Quoint, tous bien équipés par le duc de Bretagne, avec huit grands vaisseaux et trois mille hommes de guerre, se rendent ici 'en toute diligence et comptent toucher prochainement nos rivages du Nord. Peut-être y seraient-ils déjà, s'ils n'avaient pas attendu le départ du roi pour l'Irlande. Si donc nous voulons secouer le joug de notre esclavage, remplumer l'aile meurtrie de notre patrie languissante , racheter de l'usure notre couronne ternie, nettoyer la poussière qui cache l'or de notre sceptre et rendre à la majesté souveraine son aspect naturel, en poste avec moi pour Ravenspurg : mais si vous n'osez pas, retenus par la crainte, restez et gardez le silence; moi j'irai.

Boss. — A cheval! à cheval! parle de tes doutes à ceux qui ont peur.

Willoughby. — Que mon cheval tienne bon et je serai là-bas le premier. (Ils sortent.)

SCENE II

Londres. — Un appartement dans le palais.

Entrent La REINE, BUSHY et BAGOT.

Bushy. — Madame, Votre Majesté est beaucoup trop triste; vous avez promis, lorsque vous vous êtes séparée du roi, de vous éloigner de cette mélancolie qui attriste la vie et d'ouvrir votre cœur aux dispositions joyeuses.

La reine. — Je l'ai promis pour plaire au roi ; mais si je veux me plaire à moi-même, je ne puis tenir ma promesse ; pourtant je ne me connais aucune raison de souhaiter la bienvenue à un hôte comme le chagrin, si ce n'est l'adieu qu'il m'a fallu adresser à un aussi cher hôte que mon cher Richard. Et cependant il me semble que quelque douleur non encore née, mais déjà toute formée dans le sein de la fortune, se prépare à venir me trouver ; au dedans de moi, mon âme tremble de je ne sais, quoi; elle s'afflige de ce quelque chose plus encore que de sa séparation d'avec Monseigneur le roi.

Bushy. — La substance de tout chagrin a vingt reflets qui ressemblent au chagrin lui-même, mais qui ne sont pas lui; car l'œil du chagrin égaré dans sa faculté de vision par les larmes aveuglantes, divise une même chose entre divers objets, pareil à ces peintures qui regardées en face ne présentent rien que confusion, mais qui regardées de côté laissent distinguer des formes séparées : c'est ainsi que Votre Majesté, considérant de côté le départ de votre Seigneur, découvre dans ce départ mille motifs de gémir, outre l'absence de sa personne ; mais ces motifs, considérés dans leur réalité, ne sont que des ombres de ce qui n'est pas. Ainsi, trois fois gracieuse reine, ne pleurez pas pour autre chose que pour le départ de votre Seigneur, car il n'existe pas pour vous d'autre chagrin; ou s'il en existe, c'est par le fait de l'illusion trompeuse de votre œil en larmes qui pleure sur des choses imaginaires comme sur des choses réelles.

La reine. — Il se peut qu'il en soit ainsi ; cependant mon âme me persuade au dedans de moi qu'il en est autrement; quoiqu'il en soit, je ne puis être que triste, si mortellement triste, que bien que ma pensée ne s'arrête sur rien de précis lorsque je pense, je sens mon cœur faillir et se déchirer sous ce rien douloureux.

Bushy. — Ce n'est rien que crainte chimérique, ma gracieuse reine.

La reine. — Nullement : les craintes chimériques dérivent toujours de quelque chagrin antérieur; il n'en est pas ainsi du mien, car, ou bien le néant a engendré mon chagrin indéterminé, ou bien ce néant qui m'afflige correspond à quelque réalité ; c'est par anticipation que je possède ce chagrin, mais quel est-il? Cela ne m'est pas encore connu; je ne puis lui donner de nom; c'est un chagrin sans nom, je crois.

Entre GREEN.

Green. — Dieu sauve Votre Majesté ! Heureusement rencontrés, Messieurs ; j'espère que le roi n'est pas encore embarqué pour l'Irlande.

La reine. — Pourquoi espères -tu qu'il ne l'est pas ? il vaut mieux espérer qu'il l'est ; car ses projets réclament de la diligence, et la diligence exige un bon espoir: pourquoi donc espères-tu qu'il n'est pas embarqué?

Green. — Parce que lui, notre espoir, aurait pu alors faire revenir ses troupes et changer en désespoir l'espérance d'un ennemi qui a posé solidement le pied en ce pays.' Le banni Bolingbroke, s'est rappelé lui-même de l'exil, et les armes à la main, il est arrivé heureusement à Ravensburg.

La reine. — Le Dieu du ciel le défende!

Green. — Oh ! Madame, ce n'est que trop vrai : et ce qui est pis, le Lord Northumberland, son (ils, le jeune Harry Percy, les Lords de Ross, de Beaumond et de Willoughby se sont enfuis avec tous leurs puissants amis pour aller le rejoindre.

Bushy. — Pourquoi n'avez- vous pas proclamé traîtres Northumberland et tous les autres factieux révoltés?

Green. — C'est ce que nous avons fait : là dessus le comte de Worcester a brisé son bâton, résigné sa charge de grand intendant et tous les serviteurs de la maison du roi se sont enfuis avec lui pour aller rejoindre Bolingbroke.

La reine. — Ah! Green, tu es la sage-femme qui m'as accouchée du chagrin que je portais en moi, et Bolingbroke est l'héritier funeste que ma douleur enfantait : maintenant mon âme a mis au monde son monstre, et moi mère à peine délivrée, je halète sous le poids du malheur uni au malheur, du chagrin joint au chagrin.

Bushy. — Ne désespérez pas, Madame.

La reine. — Qui pourrait m'en empêcher ? Je veux désespérer et entrer en inimitié avec l'espoir trompeur; c'est un flatteur, un parasite; il repousse en arrière la mort qui doucement délierait les liens de cette vie sans ce faux espoir qui en prolonge l'agonie.

Green. — Voici venir le duc d'York.

La reine. — Avec des signes de guerre sur son vieux visage : oh ! sa physionomie est pleine d'inquiétudes pressantes!

Entre LE DUC D'YORK.

La reine. — Oncle, au nom de Dieu, dites-nous quelques paroles consolantes.

Le duc d'York. — Si je faisais cela, je mentirais à ma pensée : les consolations sont dans le ciel, et nous, nous sommes sur la terre, où rien n'existe que des croix, des soucis et des chagrins. Votre époux est parti pour gagner un lointain enjeu, tandis que d'autres venaient pour lui faire perdre ici sa partie. Il m'a laissé pour soutenir son royaume, moi qui faible par l'âge ne puis me soutenir moi-même ; maintenant arrive l'heure de maladie que ses excès ont amenée; maintenant il va savoir à quoi s'en tenir sur les amis qui le flattaient.

Entre un serviteur.

Le serviteur. — Monseigneur, votre fils était parti avant mon arrivée.

Le duc d'York. — Il était parti! bien, alors! que tout aille comme cela voudra ! Les nobles se sont enfuis, les Communes sont froides et se révolteront, je le crains, en faveur de Hereford. Maraud, rends-toi à Plashy, chez ma sœur de Glocester ; avertis-la de m'envoyer immédiatement mille livres: tiens, prends mon anneau.

Le serviteur. — Monseigneur, j'avais oublié de le dire à Votre Seigneurie ; je me suis arrêté à Plashy aujourd'hui, comme je revenais; mais je vous affligerai en vous rapportant le reste.

Le duc d'York. — Qu'y a-t-il, drôle ?

Le serviteur. — Une heure avant mon arrivée, la duchesse était morte.

Le duc d'York. — Dieu ait pitié de nous! quels torrents de maux se précipitent à la fois sur ce malheureux pays ! Je ne sais quoi faire : plût au ciel (pourvu qu'il n'y eût pas été provoqué par ma déloyauté), que le roi eût fait tomber ma tête avec celle de mon frère. Quoi, est-ce qu'on n'a pas dépêché des courriers pour l'Irlande? Comment trouverons-nous l'argent nécessaire pour ces guerres? Venez, sœur; nièce, aurais-je dû dire: pardonnez-moi, je vous prie. (Au serviteur.) Va, camarade, rends -toi va la maison, procure- toi quelques chariots et rapporte-moi l'armure qui s'y trouve. (Sort le serviteur .) Messieurs, voulez-vous venir rassembler des hommes? Si je sais comment et par quels moyens mettre en ordre ces affaires que le désordre a jetées entre mes mains, ne me croyez jamais plus. Tous deux sont mes parents ; l'un est mon souverain que mon devoir et mon serment m'obligent à défendre; l'autre est aussi mon parent, mon parent que le roi a outragé et à qui ma conscience et ma parenté m'ordonnent de faire droit. Bon, il nous faut faire quelque chose. Venez, nièce, je vous placerai en lieu sûr. Messieurs, allez rassembler vos hommes et venez me trouver immédiatement au château de Berkeley. Je devrais aller aussi à Plashy; mais le temps ne me le permettra pas : tout va de travers; tout est laissé au hasard. (Sortent le duc d’York et la reine.)

Bushy. — Le vent est bon pour porter des nouvelles en Irlande, mais aucune n'en revient. Pour ce qui est de nous, lever des forces proportionnelles à celles de l'ennemi est tout à fait impossible.

La reine. — Oncle, au nom de Dieu, dites-nous quelques paroles consolantes.

Le duc d'York. — Si je faisais cela, je mentirais à ma pensée.

Green. — D'ailleurs notre affection cordiale pour le roi nous fait cordialement haïr de ceux qui n'aiment pas le roi.

Bagot. — Et puis les Communes chancellent: car elles portent leur dévouement dans leurs bourses, et quiconque y puise, remplit leurs cœurs d'une haine mortelle en proportion du vide qu'il y fait.

Bushy. — Il s'ensuit que le roi est généralement condamné.

Bagot. — Si elles ont du jugement, nous sommes condamnés en même temps, car nous avons été toujours près du roi.

Green. — Eh bien, je vais immédiatement chercher un refuge au château de Bristol ; le comte de Wiltshire y est déjà.

Bushy. — J'irai avec vous, car les Communes nous rendrons peu de services, à moins que cène soit comme des mâtins pour nous mettre tous en pièces. Voulez- vous venir avec nous?

Bagot. — Non, j'irai en Irlande auprès de Sa Majesté. Adieu: si les présages du cœur ne sont pas vains, nous trois, nous nous séparons ici pour ne pas nous revoir.

Bushy. — Cela dépend du succès des efforts d'York pour repousser Bolingbroke.

Green. — Hélas ! pauvre duc ! la tâche qu'il entreprend est aussi difficile que de compter des grains de sable et de dessécher des océans : pour un qui combattra de son côté, mille déserteront. Adieu, donc, pour aujourd'hui et pour toujours.

Bushy. — Bah I nous pouvons encore nous retrouver.

Bacot. — Jamais, je le crains.

(Ils sortent.)

SCENE III

Les Landes du Glocestershire.

Entrent BOLINGBROKE et NORTHUMBERLAND avec leurs forces.

Bolingbroke. — A quelle distance sommes-nous maintenant de Berkeley, Milord?

Northumberland. — Vous pouvez m'en croire, noble lord, je suis un étranger ici dans le Glocestershire. Ces hautes collines sauvages, ces chemins raboteux et inégaux allongent les lieues et augmentent la fatigue, et cependant vos beaux discours ont été comme du sucre et ont rendu ce dur voyage doux et délectable. Mais j'y pense, quelle route fatigante entre Ravenspurg et Cotswold auront Ross et Willoughby , eux qui seront privés de votre compagnie qui, je le répète, a beaucoup trompé l'ennui et la longueur de mon voyage : il est vrai que le leur est adouci par l'espoir de trouver le plaisir que je possède présentement, et l'espérance du bonheur contient presque autant de bonheur que cette espérance réalisée ; elle fera trouver courte leur route à ces Lords fatigués, courte comme la mienne l'a été par la présence de ce que je possède, votre noble compagnie.

Bolingbroke. — Ma compagnie est d'une valeur très-inférieure à vos bonnes paroles. Mais qui vient ici ?

Northumberland. — C'est mon fils, le jeune Harry Percy, envoyé, d'où qu'il vienne, par mon frère "Worcester.

Entre HARRY PERCY.

Northumberland. — Harry, comment se porte votre oncle?

Percy. — Je croyais, Milord, que j'aurais appris par vous de ses nouvelles.

Northumberland. — Comment, est-ce qu'il n'est pas avec la reine?

Percy. — Non, mon bon Lord; il a quitté la cour, brisé le bâton de sa charge et dispersé la maison du roi.

Northumberland. — Quelle raison a-t-il eue? il n'était pas dans ces résolutions lorsque nous avons causé ensemble pour la dernière fois.

Percy. — C'est parce que Votre Seigneurie a été proclamé traître. Mais, Milord, il est allé à Ravenspurg pour offrir ses services au duc de Hereford, et il m'a fait passer par Berkeley pour reconnaître l'étendue des forces que le duc d'York y avait levées, en me donnant avis d'avoir à me rendre ensuite à Ravenspurg.

Northumberland. — Avez-vous oublié le duc de Hereford, enfant?

Percy. — Non, mon bon Lord; car je ne puis avoir oublié ce que je ne me rappelle pas : à ma connaissance, je ne l'ai vu de ma vie.

Northumberland. — Alors, apprenez à le connaître maintenant; voici le duc.

Percy. — Mon. gracieux Lord, je vous offre mes services, tel que je suis, faible, novice et jeune; mais j'espère que je mûrirai d'année en année et que je me rendrai digne de services plus méritoires et plus importants.

Bolingbroke. — Je te remercie, gentil Percy, et sois sûr que je ne me regarde jamais comme aussi heureux que lorsque je puis me rappeler mes bons amis; si ma fortune croît en même temps que ton affection, elle sera la récompense de ta loyale fidélité : mon cœur fait cette promesse et ma main la scelle ainsi.

Northumberland. — Combien y a-t-il d'ici à Berkeley, et quelle attitude y fait le bon vieux York avec ses hommes de guerre?

Percy. — Voici là-bas le château, derrière ce bouquet d'arbres ; il est défendu par trois cents hommes, à ce qu'on me dit: il renferme les Lords d'York, de Berkeley et de Seymour; aucun autre de nom et de noble renommée.

Northumberland. — Voici venir les Lords de Ross et de Willoughby, couverts de sang à force d'avoir éperonné, la face cramoisie de la diligence qu'ils ont faite.

Entrent ROSS et WILLOUGHBY.

Bolingbroke. — Salut, Milords, je sais que vous avez mis votre affection à la poursuite d'un banni : tout mon trésor ne se compose encore que d'impalpables remercîments, mais lorsqu'il sera plus riche, il sera la récompense de votre affection et de vos efforts.

Ross. — Votre présence suffit à nous faire riches, très-noble Lord.

Willoughby. — Et surpasse de beaucoup les fatigues que nous avons prises pour arriver en face d'elle.

Bolingbroke. — Encore des remercîments, cette caisse du pauvre; jusqu'à ce que ma fortune enfant devienne majeure, ils doivent servir de garantie à ma libéralité. Mais qui vient ici?

Northumberland. — C’est Milord de Berkeley, si je ne me trompe.

Entre BERKELEY.

Berkeley. — Milord de Hereford, mon message vous concerne.

Bolingbroke. — Milord, ma réponse est à Lancastre : je suis venu pour chercher ce nom en Angleterre, et je dois trouver ce titre dans les paroles qui sortent de voire bouche avant de répondre à aucune d'elles.

Berkeley. — Ne vous méprenez pas, Milord; ce n'est pas mon intention de supprimer aucun des titres de Votre Honneur. Je viens à vous, Milord (Lord de ce que vous voudrez), de la part du très-gracieux régent de ce royaume, le duc d'York, pour savoir ce qui vous a poussé à profiter de l'absence du roi pour troubler, par cette prise d'armes, notre paix nationale?

Bolingbroke. — Je n'aurai pas besoin de faire transporter par vous mes paroles; voici venir Sa Grâce en personne.

Entre YORK avec sa suite.

Bolingbroke , s'agenouillant . — Mon noble oncle !

Le duc d'York. — Montre-moi l'humilité de ton cœur et non celle de ton genou dont l'hommage est faux et trompeur.

Bolingbroke. — Mon gracieux oncle !

Le duc d’York. — Ta, ta! ne me donne pas de la grâce, ne me donne pas de l'oncle; je ne suis pas l'oncle d'un traître, et ce mot de grâce n'est qu'un sacrilège dans une bouche déloyale. Pourquoi ces pieds de proscrit et de banni ont-ils osé toucher un atome de terre anglaise? Et il y a bien d'autres pourquoi. Pourquoi ces pieds ont-ils osé faire tant de miles sur le sein paisible de l'Angleterre, en effrayant ses villages pâles de crainte, par la guerre et le déploiement d'armements détestables? Viens-tu ici parce que le roi consacré est absent? Mais fol enfant, le roi est resté en partant, et son pouvoir repose dans mon sein loyal. Si j'étais encore le possesseur de cette chaude jeunesse que j'avais lorsque le brave Gand, ton père, et moi, nous arrachâmes le prince Noir, ce jeune Mars parmi (les hommes, du milieu des rangs de milliers de Français, oh! comme ce bras, maintenant prisonnier de la paralysie, châtierait et administrerait à ta faute la correction qu'elle mérite !

Bolingbroke. — Mon gracieux oncle, faites-moi connaître ma faute; quelle est sa gravité et en quoi consiste-t-elle?

Le duc d'York. — Elle consiste dans ce qu'il y a de plus grave, dans une rébellion énorme et une trahison détestée : tu es un banni et tu es venu ici, avant l'expiration de ton exil, braver ton souverain en prenant les armes contre lui.

Bolingbroke. — Quand je fus banni, je fus banni Hereford : mais maintenant que je reviens, je reviens pour le titre de Lancastre. Mon noble oncle, j'en conjure Votre Grâce, considérez mes griefs avec un œil impartial. Vous êtes mon père, car il me semble qu'en vous je vois le vieux Gand vivant. Eh bien, mon père, pouvez-vous permettre que je sois-condamné à errer en vagabond, que mes droits et mes titres soient arrachés par force de mes armes et soient donnés à des prodigues parvenus? Pourquoi suis-je né? Si mon cousin le roi est roi d'Angleterre, on doit m'accorder que je suis duc de Lancastre. Vous avez un fils, Aumerle, mon noble parent; si vous étiez mort avant mon père, et qu' Aumerle eût été foulé aux pieds comme moi, il aurait trouvé dans son oncle Gand un père pour faire lever ses griefs et leur donner une chasse à mort. On me refuse le pouvoir de revendiquer mon héritage et cependant mes letlres patentes m'en donnent le droit. Tous l'es biens de mon père sont saisis et vendus, et consacrés à un mauvais usage. Que voudriez-vous que je fisse? Je suis un sujet et j'en appelle à la loi : on me refuse des mandataires; alors il me faut bien revendiquer en personne mes droits à l'héritage légitime de mes ancêtres.

Northumberland. — Le noble duc a été beaucoup trop outragé.

Ross. — Il dépend de Votre Grâce de lui faire droit.

Willoughby. — Des hommes bas ont été enrichis de ses dépouilles.

Le duc d'York. — Milords d'Angleterre, laissez-moi vous dire ceci : j'ai ressenti les torts faits à mon neveu, et j'ai employé tous mes efforts pour lui faire faire réparation : mais venir ainsi, en agression année, être son propre vengeur et se faire réparation à soi-même, se faire droit par la révolte illégale, cela ne peut être; et vous qui le soutenez dans cette manière d'agir, vous favorisez la rébellion et vous êtes tous des rebelles .

Northumberland. — Le noble duc a juré qu'il n'était venu que pour réclamer ce qui lui appartenait, et pour cette revendication légitime, nous avons tous juré de lui donner appui; que celui qui brisera ce serment ne connaisse plus la joie.

Le duc d'York. — Bien, bien, je vois le but de tous ces armements; je ne puis m'y opposer, je suis obligé de le confesser, parce que notre pouvoir est faible et que tout est laissé à la dérive : mais si je le pouvais, par celui qui me donna la vie, je vous ferais tous arrêter et je vous ferais vous incliner devant la souveraine clémence du roi; mais puisque je ne le peux pas, sachez que je resterai neutre. Ainsi, portez-vous bien, à moins qu'il ne vous plaise d'entrer dans le château et de vous y reposer pour cette nuit.

Bolingbroke. — Nous acceptons votre offre, mon oncle ; mais il nous faut décider Votre Grâce à venir avec nous au château de Bristol,- qui, diton, est occupé par Bushy, Bagot et leurs complices, ces chenilles de l'État que j'ai juré de sarcler et d'écraser.

Le duc d'York. — Il se peut que j'aille avec vous: mais cependant je réfléchirai; car j'ai conscience de violer les lois de notre pays. Vous n'êtes pour moi ni amis, ni ennemis, mais vous êtes les bienvenus. Les choses qui sont hors de toute réparation me laissent hors de tout souci.

(Ils sortent.)

SCENE IV

Un camp dans le pays de Galles.

Entrent SALISBURY et un capitaine.

Le capitaine. — Milord de Salisbury, nous avons attendu dix jours, c'est à grand peine que nous avons retenu nos compatriotes, et cependant nous n'avons reçu aucunes nouvelles du roi; par conséquent, nous allons nous disperser : adieu.

Salisbury. — Attends encore un autre jour, fidèle Gallois : le roi a reposé toute sa confiance en toi.

Le capitaine. — On croit que le roi est mort; nous ne resterons pas davantage. Les lauriers se sont tous desséchés dans notre pays ; les météores font se cacher d'effroi les étoiles fixes du ciel; la lune à la face pâle jette des regards sanglants sur la terre; des prophètes au maigre visage chuchotent des changements terribles; les gens riches ont la mine sombre et les coquins sautent et dansent, les premiers parce qu'ils craignent de perdre ce qu'ils possèdent, et les autres parce qu'ils espèrent dans l'anarchie et la guerre. Ces signes-là présagent la mort ou la chute des rois. Adieu ; nos compatriotes sont partis et se sont enfuis, bien assurés que Richard, leur roi, est mort. (Il sort.) _

Salisbury. — Richard, je vois avec les regards d'une âme accablée de tristesse, ta gloire tomber du firmament jusqu'à la vile terre I Ton soleil se couche en pleurant à l'occident, prophétisant les tempêtes à venir, le malheur et la tourmente ; tes amis sont partis pour assister tes ennemis, et toutes choses marchent contrairement à ta fortune. (Il sort.)

ACTE III

SCENE PREMIÈRE

Le camp de Bolingbroke à Bristol.

Entrent BOLINGBROKE, LE DUC D'YORK, NORTHUMBERLAND, PERCY, WILLOUGBY, ROSS; des officiers marchent derrière eux amenant BUSHY et GREEN, prisonniers.

Bolingbroke. — Faites avancer ces hommes. ; Bushy et Green, je ne torturerai pas vos âmes, puisqu'elles doivent dans quelques instants se séparer de vos corps, en vous reprochant trop fortement vos existences pernicieuses, car ce serait contraire à la charité : cependant, pour laver nos mains de votre sang, je dois ici publiquement dévoiler quelques-unes des causes de votre mort. Vous avez égaré un prince, un roi héréditaire, un gentilhomme d'un sang illustre et d'un noble visage, par vous complètement dénaturé et défiguré. Vous avez, jusqu'à un certain point, par vos" nocturnes orgies , établi un divorce entre sa reine et lui, interrompu la possession d'un lit royal et flétri la beauté des joues d'une belle reine par les larmes qu'arrachaient à ses yeux vos ignobles désordres. Moi-même, prince par la fortune de mon berceau, proche du roi par le sang, proche dans son affection, jusqu'au moment où vous l'avez amené à me mal juger, j'ai dû courber le cou sous vos insultes, j'ai dû exhaler le souffle anglais de mes soupirs vers des nuages étrangers, j'ai dû manger le pain amer de l'exil, pendant que vous vous engraissiez de mes richesses, que vous dévastiez mes parcs, abattiez mes forêts, arrachiez mes armoiries de mes propres fenêtres, effaciez mes devises, pendant enfin que vous ne me laissiez d'autres signes pour montrer au monde que j'étais gentilhomme, que l'opinion des hommes et mon propre sang. Cela et beaucoup plus que tout cela, beaucoup plus que le double de tout cela, vous condamne à la mort. — Voyez à les remettre à l'exécuteur et à la main de la mort.

Bushy. — Le coup de la mort est pour moi mieux venu que Bolingbroke ne l'est pour l'Angleterre. Milords, adieu.

Green. — Ma consolation, c'est que le ciel recevra nos âmes et punira l'injustice des peines de l'enfer.

Bolingbroke. — Milord Northumberland, voyez à les faire exécuter. (Sortent Northumberland et autres avec les prisonniers.) Oncle, vous dites que la reine est à votre demeure; au nom du ciel, veillez à ce qu'elle y soit bien traitée. Dites-lui que je lui envoie mes plus affectueuses salutations; prenez soin tout spécialement de lui faire transmettre mes compliments.

Le duc d'York. — J'ai dépêché un de mes gentilshommes avec des lettres où je lui parle au long de votre affection pour elle.

Bolingbroke. — Merci, mon aimable oncle. — Venez, Milords, en route pour combattre Glendower et ses complices. Un peu de labeurs encore, et puis ensuite le repos. (Ils sortent.)

SCENE II

La côte du pays de Galles. — Un château en vue.

Fanfares : tambours et trompettes . Entrent LE ROI RICHARD, L'ÉVÊQUE DE CARLISLE, AUMERLE et des soldats.

Le roi Richard. — Ce château tout proche, est celui qu'on appelle le château de Barkloughly?

Aumerle. — Oui, Monseigneur. Comment Votre Grâce se trouve-t-elle de respirer cet air après avoir été ballottée sur les mers en courroux?

Le roi Richard. — Nécessairement je dois m'en bien trouver : je pleure de joie de me retrouver une fois encore dans mon royaume. Chère terre, ma main te salue, quoique des rebelles te blessent des sabots de leurs chevaux : comme une mère longtemps séparée de son cher enfant, déborde lorsqu'elle le retrouve, en pleurs et en sourires, ainsi moi, pleurant, souriant, je te salue, ma terre, et je te caresse de mes royales mains. Ne nourris pas l'ennemi de ton Souverain, mon aimable terre ; ne réjouis pas de tes douceurs ses sens de bête <Ic> proie : mais que tes araignées qui sucent tes humeurs venimeuses et que tes crapauds à la lente démarche encombrent son chemin et nuisent aux traîtres pieds qui te foulent de leurs pas usurpateurs. Lâche tes guêpes au piquant aiguillon contre mes ennemis, et lorsqu'ils cueilleront une fleur sur ton sein, aie soin je tien prie, qu'elle contienne un serpent caché, qui d'un coup mortel de sa double langue puisse insinuer la mort dans les veines des ennemis de ton Souverain. Ne vous moquez pas comme d'un acte insensé de cette adjuration, Milords: cette terre se trouvera douée de sentiment, et ces pierres se transformeront en soldats armés avant que son Souverain légitime succombe sous les armes d'une ignoble rébellion.

L'évêque de Carlisle. — Ne craignez pas, Monseigneur : ce pouvoir qui vous fit roi a le pouvoir de vous conserver roi en dépit de tous. Les ressources que nous offre le ciel doivent être acceptées et non refusées : lorsque le ciel veut, et que nous ne voulons pas ce qu'il veut, en refusant l'offre du ciel, nous refusons les moyens de secours et de réparation.

Aumerle. — Il veut dire, Monseigneur, que nous sommes trop lents, pendant que Bolingbroke, grâce à notre confiance, grandit et se fortifie en puissance et en partisans.

Le roi Richard. — Décourageant cousin ! ne sais-tu pas que lorsque l'œil investigateur du ciel est caché derrière le globe qui éclaire le monde inférieur, les voleurs et les larrons devenus audacieux, sèment invisibles le meurtre et l'outrage; mais lorsque sortant de nouveau de dessous cette sphère terrestre, il enflamme les cimes hautaines des pins orientaux, et darde sa lumière dans tout antre de crime, alors les meurtres, les trahisons, les crimes détestés, dépouillés du manteau que leur prêtait la nuit, apparaissent nus, tremblants devant eux-mêmes ? Ainsi lorsque ce voleur, ce traître, Bolingbroke, qui a, fait son sabbat dans la nuit pendant que nous étions aux Antipodes, nous verra nous lever de notre trône, notre Orient, ses trahisons apparaîtront rougissantes sur son visage, et incapable de soutenir la lumière du jour, effrayé de lui-même, il tremblera devant son crime. Toute l'eau de la mer orageuse et mugissante ne peut effacer l'huile sainte sur le front d'un roi consacré; le souffle des hommes qui ne sont qu'enfants du monde ne peut renverser le député élu par le Seigneur. A chaque homme que Bolingbroke a contraint de lever un acier malfaisant contre notre couronne d'or, Dieu oppose en faveur de son Richard un des anges glorieux qu'il tient à sa solde céleste: si les anges combattent, de faibles mortels doivent succomber, car le ciel protège toujours le droit.

Entre SALISBURY.

Le roi Richard. — Soyez le bienvenu, Milord: à quelle distance sont vos forces ?

Salisbury. — Ni plus près ni plus loin, mon gracieux Seigneur, que ce faible bras-ci : le découragement guide ma langue et m'ordonne de ne parler que de désespoir. Un jour de retard de trop, mon noble Seigneur, aura, je le crains, assombri tous tes heureux jours sur la terre. Oh! rappelle le jour d'hier, ordonne au temps de revenu- et tu auras douze mille soldats ! Aujourd'hui, aujourd'hui, jour malheureux, il est trop tard; ce jour renverse tes joies, tes amis, ta fortune, ton pouvoir; car tous les Gallois entendant raconter que tu étais mort sont allés rejoindre Bolingbroke, se sont dispersés et ont fui.

Aumerle. — Ayez confiance, mon Suzerain: pourquoi le visage de Votre Grâce est-il si pâle?

Le roi Richard. — Il n'y a qu'un instant, le sang de vingt mille hommes triomphait sur ma face ; maintenant ils se sont enfuis, et jusqu'à ce qu'il me revienne autant de sang, n'aurai-je pas raison de paraître pâle et comme mort? Tous ceux qui cherchent leur sûreté abandonnent mon parti ; car le temps a mis une tache sur mon orgueil.

Aumerle. — Confiance, mon Suzerain : rappelez-vous qui vous êtes.

Le roi Richard. — Je m'étais oublié moi-même : ne suis-je pas roi ? Réveille-toi, majesté poltronne ! tu sommeilles. Le nom de roi ne vaut-il pas vingt mille noms ? Arme-toi, arme toi, mon nom ! un sujet chétif frappe ta gloire souveraine. Ne baissez pas vos yeux vers la terre., vous favoris d'un roi. Ne sommes-nous pas hauts en puissance? que hautes soient aussi nos pensées : je sais que mon oncle York a d'assez grandes forces pour nous tirer d'embarras. Mais qui vient ici?

Entre sir STEPHEN SCROOP.

Scroop. — Puisse mon souverain avoir plus de santé et de bonheur que ne peut lui en apporter ma voix montée au ton de la tristesse.

Le roi Richard. — Mon oreille est ouverte et mon cœur préparé. Ce que tu peux m'annoncer de pire n'est qu'une perte des choses de ce monde.

M'annonces-tu que mon royaume est perdu? Eh bien, c'était mon souci, et quelle perte est-ce là d'être délivré du souci? Bolingbroke s'efforce-t-il d'être aussi grand que nous? il ne sera pas plus grand ; s'il sert Dieu, nous le servirons aussi et nous serons ainsi son égal. Nos sujets se révoltent-ils ? nous ne pouvons remédier à cela ; ils rompent leur foi envers Dieu, aussi bien qu'envers nous : crie-moi malheur, destruction, ruine, perte, décadence ! la mort est ce qu'il y a de pire et la mort aura nécessairement son jour.

Scroop. — Je suis heureux que Votre Altesse soit si bien armée pour supporter les nouvelles de la calamité. Pareille à un jour d'orage hors de saison qui force les fleuves d'argent à noyer leurs rivages, comme si le monde s'était tout entier dissous en larmes, telle déborde au-delà de toute limite la colère de Bolingbroke, couvrant votre royaume effrayé d'acier dur et brillant et de cœurs plus durs que l'acier. Les barbes blanches ont armé du casque leurs chefs maigres et chauves contre Ta Majesté, et les enfants aux voix de femmes s'efforcent de contrefaire la voix virile et revêtent leurs membres féminins de raides et lourdes armures; tes propres chapelains apprennent à bander contre ta couronne l'if deux fois fatal de leurs arcs; il n'est pas jusqu'aux fileuses qui ne brandissent des hallebardes rouillées contre ton pouvoir : jeunes et vieux se révoltent à la fois contre ton trône et tout va plus mal que je n'ai le pouvoir de le dire.

Le roi Richard. — Tu n'as que trop bien, trop bien rapporté de si mauvaises nouvelles. Où est le comte de Wiltshire? où est Bagot? qu'est devenu Bushy ? où est Green? comment ont-ils fait pour laisser le dangereux ennemi prendre la mesure de nos états par une marche si tranquille? Si nous l'emportons, leurs tètes payeront pour cela : je suis sûr qu'ils ont fait leur paix avec Bolingbroke.

Scroop. — Ils ont en effet fait leur paix avec lui, Monseigneur.

Le roi Richard. — O scélérats, vipères, damnés sans rémission ! chiens tout disposés à caresser le premier venu! serpents échauffés du sang de mon cœur et qui piquez mon cœur ! tous trois Judas et chacun trois fois pire que Judas ! Ils ont pu faire la paix ! Que pour cette offense, le terrible enfer fasse la guerre à leurs âmes souillées !

Scroop. — Le doux amour, je le vois, changeant ses qualités, peut se transformer dans la plus acre et la plus mortelle haine: rappelez la malédiction que vous avez prononcée sur leurs âmes ; ils ont fait leur paix avec leurs têtes et non avec leurs mains : ceux que vous maudissez ont reçu le coup suprême de la main destructive de la mort et gisent tout de leur long, étendus dans la fosse creuse.

Aumerle. — Est-ce que Bushy, Green et le comte de Wiltshire sont morts ?

Scroop. — Oui, tous trois ont été décapités à Bristol.

Aumerle. — Où est le duc mon père, avec ses forces ?

Le roi Richard. — Qu'il soit où il voudra, peu importe. Que personne ne parle de consolation : parlons de tombeaux, de vers et d'épitaphes ; faisons de la poussière notre papier et avec la pluie de nos yeux écrivons chagrin sur le sein de la terre. Choisissons les exécuteurs de nos volontés et parlons de testaments; et cependant, non, pas de cela non plus, car que pouvons-nous léguer à la terre sinon les corps que nous y déposons ? Nos terres, nos vies et tout, appartiennent à Bolingbroke ; il n'y a que la mort que nous puissions appeler nôtre, et cette petite statuette de terre stérile qui sert de pâte et de vêtement à nos os. Au nom de Dieu, asseyons-nous à terre, et racontons de tristes histoires de morts royales; disons comment les uns ont été déposés, les autres tués dans la guerre, certains hantés par les fantômes de ceux qu'ils ont déposés, ceux-ci empoisonnés parleurs femmes, ceux-là tués dans leur sommeil, tous assassinés. La mort en effet tient sa cour dans le cercle de la couronne qui entoure les tempes mortelles d'un roi; là, trône la macabre raillant son pouvoir et faisant la grimace à sa pompe ; elle lui accorde un souffle, une courte scene pour jouer au monarque, se faire craindre et tuer par ses regards; elle le remplit d'une vaine suffisance personnelle, comme si cette chair qui sert de rempart à notre vie était un imprenable airain; et après s'être bien amusée, elle vient à la fin avec une petite épingle percer le mur de ce château, et adieu le roi. Couvrez-vous et ne moquez pas par un respect solennel l'être de chair et de sang que je suis ; mettez de côté le respect, la tradition, les formes, la politesse d'étiquette, car vous n'avez fait tout ce temps que vous méprendre sur moi : je vis de pain comme vous, comme vous je sens le besoin, j'éprouve le chagrin, j'ai besoin d'amis : lorsque je suis ainsi le sujet de ces nécessités , comment pouvez-vous me dire que je suis un roi?

L'évêque de Carlisle. — Monseigneur, les hommes sages ne s'arrêtent pas inertes à gémir sur leurs malheurs; mais ils préviennent immédiatement les accidents qui les feraient gémir. Craindre votre ennemi c'est donner par votre faiblesse — car la crainte paralyse la force — force à votre ennemi, et vos folies combattent ainsi contre vous-même. Craindre et être tué! que peut-il vous arriver de pire en cohabitant? combattre et mourir, c'est détruire la mort par la mort, tandis que craindre et mourir, c'est payer à la mort un servile hommage.

Aumerle. — Mon père a des forces ; informez-vous de lui, et apprenez à vous faire un corps d'un seul membre.

Le moi Richard. — Tu me grondes justement. Orgueilleux Bolingbroke, je viens échanger des coups avec toi dans cette journée qui doit être celle de notre jugement. Cet accès de crainte est dissipé; c'est une tâche aisée de conquérir notre propre bien. Dis-moi, Scroop, où se trouve mon oncle avec ses forces? parle avec douceur, ami, en dépit de l'aigreur de tes regards.

Scroop. — Les hommes jugent par la physionomie du ciel de l'état du temps et de la disposition de la journée ; de même pouvez-vous juger par mes regards sombres et douloureux, que ma langue doit vous faire un rapport plus douloureux encore. Je joue au bourreau, en retardant, de détail en détail, la pire nouvelle que j'aie à vous annoncer. Votre oncle York s'est joint à Bolingbroke ; tous vos châteaux du Nord se sont rendus et tous vos gentilshommes du Sud ont pris les armes pour son parti.

Le roi Richard. — Tu en as dit assez. (A Aumerle.) Maudit sois-tu, cousin, toi qui m'as fait sortir du doux état de résignation où j'étais plongé pour me jeter dans le désespoir. Que dites-vous maintenant? Quel espoir avons-nous maintenant? Par le ciel, je le haïrai éternellement celui qui me conseillera d'avoir encore espoir. Allons à Flint-Castle ; là, je me consumerai en languissant: un roi, esclave du malheur, obéira royalement au malheur. Licenciez les forces qui me restent et qu'elles aillent cultiver le champ qui offre quelque espérance de moisson, car pour moi, d'espérance il ne m'en reste aucune. Que personne ne parle pour modifier cette résolution; car le conseil ne serait que vain.

Aumerle. — Mon Suzerain, un mot.

Le roi Richard. — Il me fait un double tort ce lui qui me blesse par les flatteries de sa langue. Licenciez mes soldats, qu'ils s'éloignent de la nuit de Richard et aillent vers le jour radieux de Bolingbroke. (lis sortent.)

SCENE III

Le pays de Galles. — Une plaine devant Flint-Castle.

Entrent avec tambours et drapeaux, BOLINGBROKE avec ses forces, YORK, NORTHUMBERLAND et autres.

Bolingbroke. — Ainsi, par ce rapport, nous apprenons que les' Gallois se sont dispersés et que Salisbury est allé trouver le roi, qui a récemment débarqué sur cette côte avec quelques amis particuliers.

Northumberland. — Les nouvelles sont heureuses et excellentes, Monseigneur; Richard a caché sa tête non loin d'ici.

Le duc d'York. — Il conviendrait au Lord Northumberland de dire le roi Richard. Hélas! quel malheureux jour que celui où un roi consacré doit cacher sa tête.

Northumberland. — Votre Grâce se méprend, c'est seulement pour être bref que j'ai omis son titre.

Le duc d'York. — Il a été un temps où si vous aviez été aussi bref avec lui, il aurait été bref en vous raccourcissant de toute la longueur de votre tète, pour vous permettre de prendre ainsi la tète sur lui.

Bolingbroke. — Ne vous méprenez pas plus qu'il ne faut, mon oncle.

Le duc d'York. — Et vous, mon bon neveu, ne prenez pas plus que vous ne devez, de crainte de vous méprendre. Le ciel est au-dessus de nos 'tètes.

Bolingbroke. — Je le sais, mon oncle, et je ne m'oppose pas à leur volonté. Mais qui vient ici?

Entre PERCY.

Bolingbroke. — Sois le bienvenu, Harry. Comment, est-ce que ce château ne veut pas se rendre?

Percy. — Monseigneur, le château est royalement défendu contre ton entrée.

Bolingbroke. — Royalement ! Comment, elle ne contient pas de roi?

Percy. — Si, mon bon Seigneur, elle contient un roi; le roi Richard est enfermé à l'intérieur de ces remparts de chaux et de pierre, et avec lui se trouvent Lord Aumerle, Lord Salisbury, Sir Stephen Scroop, plus un ecclésiastique de haute dignité, mais lequel, je n'ai pas pu l'apprendre.

Northumberland. — Oh, c'est probablement l'évêque de Carlisle.

Bolingbroke, à Northumberland. — Noble Seigneur, marchez vers la grossière carcasse de cet ancien château, et par la voix de la trompette de cuivre, envoyez à ses sourds échos les paroles de parlementation ainsi conçues : Henri Bolingbroke embrasse à genoux la main du roi Richard, et envoie à sa très-royale personne son obéissance et l'expression sincère de la loyauté de son cœur; dites que je suis venu ici pour déposer à ses pieds mes armes et mes forces, pourvu qu'on m'accorde que mon bannissement sera rapporté et que mes terres me seront rendues; sinon, je ferai usage de tous les avantages de mes forces, et j'abattrai la poussière de l'été sous les averses de sang qui pleuvront des blessures d'Anglais massacrés. A quel point l'âme de Bolingbroke est loin d'avoir le désir de faire pleuvoir cette tempête rouge sur le sein frais et vert du beau royaume du roi Richard, mon hommage offert à genoux le lui révélera. Allez, annoncez cela, pendant que nous marchons ici sur le tapis de gazon de cette pleine.

NORTHUMBERLAND s'avance vers le château avec une trompette.

Bolingbroke. — Marchons sans faire retentir le menaçant tambour, afin que des remparts ébréchés de ce château nos loyales propositions puissent être bien entendues. Il me semble que le roi Richard et moi nous ne devrions pas nous rencontrer avec moins de terreur que les éléments de feu et de l'eau, lorsqu'en se heurtant, leur choc tonnant déchire le visage nuageux du ciel. Qu'il soit le feu, moi je serai l'eau qui cède; qu'à lui soit la colère, tandis que je ferai pleuvoir mes eaux sur la terre, — sur la terre et non sur lui. Marchons et voyons la contenance du roi Richard.

Une trompette sonne pour demander un pour parler et une autre trompette lui répond de V intérieur du château. Fanfares. Paraissent sur les remparts LE ROI RICHARD, L'ÉVÈQUE DE ÇARLISLE, AUMERLE, SCROOP et SALISBURY.

Le duc d'York. — Voyez, voyez, le roi Richard apparaît, comme le soleil mécontent sort en rougissant du portail enflammé de l'Orient, lorsqu'il s'aperçoit que les envieux nuages sont

disposés à obscurcir sa gloire et à ternir la trace radieuse de son voyage vers l'Occident. Il a cependant toujours l'air d'un roi : voyez, son œil aussi brillant que celui de l'aigle lance la majesté impérieuse! Hélas! hélas! malheur, si quelque offense tachait tant d'éclat !

Le roi Richard, à Northumberland. — Nous sommes étonné ; nous avons attendu tout ce temps que tu fléchirais un genou respectueux , car nous pensions être ton roi légitime. Si nous le sommes, comment tes genoux ont-ils pu oublier de rendre à notre présence leur devoir d'obéissance? Si nous ne le sommes pas, montre-nous la main de Dieu qui nous a démis de notre lieutenance, car nous savons qu'aucune main de chair et de sang ne peut se saisir de notre sceptre sacré, à moins qu'elle ne le profane, ne le vole et ne l'usurpe ; or, quoique vous pensiez que tous, suivant votre exemple, ont damné leurs âmes en se séparant de nous, et que nous sommes seul et privé d'amis, sachez-le cependant, mon maître, le Dieu tout puissant, rassemble dans les nuages pour nous secourir des armées de fléaux, et ces fléaux frapperont vos enfants encore à naître et à engendrer, à vous qui osez lever contre ma tête vos mains vassales et menacer la gloire de ma précieuse couronne. Dites à Bolingbroke (car il me semble qu'il est là-bas), que chacun des pas qu'il fait dans mon royaume est une trahison dangereuse. Il est venu pour ouvrir le rouge testament de la guerre sanglante; mais avant que la couronne qu'il convoite soit portée en paix, les couronnes sanglantes de dix mille fils de la femme enlaidirent la face en fleurs de l'Angleterre, changeront le tempérament de sa paix à la pâleur de vierge en celui d'une indignation empourprée, et arroseront l'herbe de ses pâturages de fidèle sang anglais.

Northumberland. — Le roi du ciel défende que Notre Seigneur le roi soit ainsi assailli par des armes à la fois citoyennes et ennemies ! Ton trois fois noble cousin, Henri Bolingbroke, embrasse humblement ta main et jure par la tombe honorée qui recouvre les os de votre royal grand-père, par les vertus royales de vos deux sangs, — courants qui sortent d'une même gracieuse source, — et par la main du belliqueux Gand, maintenant enseveli, et par sa propre dignité et son propre honneur à lui-même, serinent qui renferme tout ce qui peut être dit ou juré, que son arrivée ici n'a pas d'autre but que de revendiquer ses titres héréditaires et de solliciter à genoux une immédiate libération; cela une fois accordé par ta royale puissance, il abandonnera ses armes brillantes à la rouille, remettra à leurs étables ses chevaux bardés et rapportera son cœur au service loyal de Votre Majesté. Cela, il jure sur sa foi de prince que c'est juste, et moi, sur ma foi de gentilhomme, je le crois.

Le roi Richard. — Northumberland, rapporte que le roi fait cette réponse. Son noble cousin est ici le très-bien venu, et toutes ses nobles demandes seront exaucées sans contradiction ; avec toute la gracieuse éloquence que tu possèdes, rapporte à ses aimables oreilles mes plus tendres compliments. (Northumberland retourne vers Bolingbroke. Le roi continue en s’adressant à Aumerle.) Nous nous abaissons, cousin, n'est-il pas vrai, par une si humble attitude et de si gracieuses paroles? Rappelons-nous Northumberland, pour envoyer un défi au traître et puis mourir?

Aumerle. — Non, mon bon Seigneur; combattons avec des paroles courtoises, jusqu'à ce que le temps nous envoie des amis et que les amis nous prêtent le secours de leurs épées.

Le roi Richard. — O Dieu ! O Dieu ! faut-il que ma langue qui prononça la sentence de bannissement contre cet homme orgueilleux qui est là-bas, soit obligée de la rapporter avec des paroles doucereuses! Oh, si je pouvais être aussi grand que mon chagrin, ou plus petit que mon nom! Oh, si je pouvais oublier ce que j'ai été, ou ne pas me rappeler ce qu'il faut que je sois maintenant! Te gonfles-tu, cœur orgueilleux? Je te donnerai libre champ pour battre, puisque des ennemis ont libre champ pour nous battre, toi et moi.

Aumerle. — Northumberland revient de la part de Bolingbroke.

Le roi Richard. — Que faut-il que le roi fasse maintenant? Doit-il se soumettre? le roi se soumettra. Doit-il être déposé ? Le roi en sera satisfait. Doit-il perdre le nom de roi? Au nom de Dieu, qu'il le perde. Je donnerai mes joyaux pour un chapelet, j'échangerai mon palais somptueux contre un ermitage, mon gai costume contre

  • la robe d'un mendiant, mes gobelets ciselés contre

un plat de bois, mon sceptre contre un bâton de pèlerin, mes sujets contre un couple de saints sculptés, et mon grand royaume contre un petit tombeau, un petit, un petit tombeau, un obscur tombeau : ou bien, qu'on m'enterre sur le grand chemin du roi, sur quelque route ordinaire, où

les pieds des sujets puissent à toute heure marcher sur la tête de leur souverain; ils marchent bien sur mon cœur, maintenant que je vis; une fois enseveli, pourquoi ne marcheraient-ils pas sur ma tête? Aumerle, tu pleures, mon cousin au tendre cœur ! Nous engendrerons le mauvais temps par nos larmes méprisées ; nos larmes et nos soupirs noieront la moisson d'été et feront la disette dans cette terre révoltée. Ou bien nous ferons les petits fous avec nos malheurs, et nous prendrons nos larmes pour sujet de quelque jolie gageure ; par exemple, nous les laisserons toujours couler à la même place, jusqu'à ce qu'elles nous aient creusé dans la terre une paire de tombeaux, et lorsque nous y serons couchés, on inscrira sur nos pierres : Ici reposent deux parents qui creusèrent leurs fosses avec les larmes de leurs yeux. Est-ce que ce malheur n'aurait-pas bon air? Bon, bon, je vois que je ne dis que des sornettes et que vous vous moquez de moi. Très-puissant prince, Monseigneur Northumberland, que dit le roi Bolingbroke? Sa Majesté donnera- t-elle à Richard permission de vivre jusqu'à ce qu'il meure naturellement? Vous n'avez qu'à faire une révérence et Bolingbroke dira oui.

Northumberland. — Monseigneur, il attend dans la bassecour du château pour conférer avec vous. Vous plairait- il de descendre?

Le roi Richard. — Descendre ! je descends, pareil à un Phaéton à l'éclat trompeur qui n'a pas le pouvoir de conduire ses coursiers révoltés. (Northumberland retourne auprès de Bolingbroke!) Dans la bassecour! Basses cours en effet celles où les rois sont assez bas pour descendre à l'appel des traîtres et leur y faire grâce. Dans la bassecour ? Descendre? A bas, cour 1 A bas , roi ! car les hiboux nocturnes font entendre leurs cris là où les alouettes dans leurs ascensions devraient faire entendre leurs chants. (Ils se retirent des remparts.)

Bolingbroke. — Que dit Sa Majesté?

Northumberland. — La douleur et l'angoisse du cœur le font parler follement comme an homme en frénésie : cependant il est venu.

Entrent LE ROI RICHARD et les personnes de sa suite ait bas du château.

Bolingbroke. — Ecartez-vous tous et montrez à Sa Majesté un loyal respect. Mon gracieux Seigneur. (Il s'avance et s'agenouille.)

Le roi Richard. — Mon beau cousin, vous avilissez votre genou princier en donnant à la vile terre l'orgueil de le baiser; mon cœur aimerait à sentir votre affection plus que mon œil blessé n'aime à voir votre courtoisie. Debout, mon cousin, debout; votre cœur est haut, je le sais, aussi haut au moins que ceci (montrant sa tête'), quoique votre genou soit abaissé.

Bolingbroke. — Mon gracieux Seigneur, je viens seulement pour réclamer mon bien.

Le roi Richard. — Votre bien est à vous, et je suis à vous, et tout est à vous.

Bolingbroke. — Soyez à moi, mon très-redouté Souverain, autant que mes loyaux services mériteront votre affection.

Le roi Richard. — Vous méritez beaucoup; ceux-là méritent bien de posséder qui connaissent le plus solide et le plus sûr moyen pour acquérir. Oncle, donnez-moi votre main : allons, séchez vos larmes; les larmes montrent l'amour que vous avez pour moi, mais elles n'ont pas pouvoir de remède. Cousin, je suis trop jeune pour être votre père, quoique vous soyez assez vieux pour être mon héritier. Ce que vous désirez, je vous le donnerai, et bien volontiers encore; car nous devons faire ce que la force veut que nous fassions. Marchons vers Londres : cela vous convient-il, cousin?

Bolingbroke. — Oui, mon bon Seigneur.

Le roi Richard. — Alors je ne dois pas dire non. (Fanfares. — Ils sortent.)

SCENE IV

Langley. — Le jardin du duc d'York. Entrent LA. REINE et deux dames. La reine. — Quel passe-temps inventerons nous ici, dans ce jardin, pour chasser la pesante pensée du souci?

Première dame. — Madame, nous jouerons aux boules.

La reine. — Cela me fera penser que le monde est plein d'aspérités, et que ma fortune court hors de sa voie.

Première dame. — Madame, nous danserons.

La reine. — Mes jambes ne peuvent garder la mesure avec plaisir, lorsque mon pauvre cœur déborde de chagrin sans mesure. Donc, pas de danse, mon enfant; quelque autre passe-temps.

Première dame. — Madame , nous dirons des contes.

La reine. — Joyeux ou tristes?

Première dame. — De l'un ou l'autre genre, Madame.

La reine. — D'aucun des deux, mon enfant ; car s'ils sont joyeux, la joie me manquant entièrement, ils ne m'en rappelleront que plus vivement mon chagrin, et s'ils sont tristes, comme je suis déjà pleine de tristesse, ils ajouteront une douleur nouvelle à mon absence de joie : ce que j'ai, je n'ai pas besoin de le doubler, et ce qui me manque, il ne sert à rien de le regretter.

Première dame. — Madame, je chanterai.

La reine. — C'est bien si tu as un motif pour cela; mais tu me plairais davantage si tu pleurais.

Première dame. — Je pleurerais, Madame, si cela devait vous faire du bien.

La reine. — Et moi aussi je pleurerais si les pleurs pouvaient nie faire du bien, et je n'aurais jamais besoin de t'emprunter aucune larme. Mais arrête, voici venir les jardiniers : enfonçons-nous sous l'ombre de ces arbres. Je parie ma misère contre un paquet d'épingles qu'ils vont parler des affaires de l'Etat, car c'est ce que fait un chacun lorsqu'une révolution est sous vent : le malheur est l'avant-coureur du malheur. (La reine et les Dames se retirent à l’écart.)

Entrent un jardinier et deux domestiques.

Le jardinier. — Allons, lie-moi ces abricots qui pendillent là-bas et qui, pareils à des enfants indisciplinés, font courber leur branche mère sous l'oppression de leur poids prodigue; donne un peu d'appui à ces rameaux qui se courbent. Va, toi, et comme un exécuteur, coupe les têtes de ces brindilles qui poussent trop vite et qui s'élèvent trop haut dans notre république; tout doit être de niveau dans notre gouvernement. Pendant que vous serez occupés à ces soins, je vais aller arracher les mauvaises herbes qui sucent sans profit les sucs du sol et les enlèvent aux fleurs salubres.

Premier domestique. — Pourquoi chercherions nous, dans l'enceinte d'une palissade, à mettre toutes choses en ordre, en forme, en dues proportions, et à montrer un modèle d'État bien ordonné, lorsque notre jardin aux murailles d'eau, notre terre entière est pleine d'herbes, que ses plus belles fleurs sont étouffées, que ses arbres à fruit ne sont pas émondés, que ses haies sont ruinées, que ses allées sont en désordre, et que toutes ses herbes salubres fourmillent de chenilles ?

Le jardinier. — Garde le silence : celui qui a souffert ce printemps désordonné est arrivé maintenant à la chute des feuilles : les herbes que protégeaient ses feuilles toutes larges étendues, et qui tout en le rongeant avaient l'air de le soutenir, sont arrachées, racines et tout, par Bolingbroke; je veux dire le comte de Wiltshire, Bushy et Green.

Premier domestique. — Quoi ? sont-ils morts?

Le jardinier. — Ils sont morts et Bolingbroke s'est emparé du roi prodigue. Oh ! quelle pitié cela est qu'il n'ait pas orné et décoré son royaume comme nous faisons de ce jardin ! Nous, en saison voulue, nous saignons l'écorce, la peau de nos arbres fruitiers, de crainte qu'enorgueillis de sève et de sang, ils ne se perdent par trop de richesses : s'il eût agi ainsi avec les grands et les ambitieux, ils auraient pu vivre, eux pour porter des fruits d'obéissance et lui pour les goûter. Nous émondons les branches superflues afin que les rameaux fertiles puissent vivre; s'il eût agi ainsi, il aurait gardé cette couronne que lui a presque enlevée la prodigalité des heures frivoles.

Premier domestique. — Comment! vous croyez donc que le roi sera déposé?

Le jardinier. — Abaissé, il l'est déjà, et déposé, il le sera probablement; il est arrivé la nuit dernière des lettres qui disent des nouvelles sinistres à un ami du bon duc d'York.

La reine. — Oh ! je suis étouffée jusqu'à en mourir par le besoin de parler ! (Elle s'avance avec ses Daines.) Portrait du vieil Adam, préposé aux soins de ce jardin, comment ta langue grossière ose-t-elle exprimer ces nouvelles déplaisantes? Quelle Eve, quel serpent t'a suggéré de faire une seconde représentation de la chute de l'homme maudit? Pourquoi dis-tu que le roi Richard est déposé? Oses-tu, toi qui vaux à peine mieux que la terre, prophétiser sa chute? Dis, où, quand, comment, as-tu appris ces mauvaises nouvelles? Parle, misérable !

Le jardinier. — Pardonnez- moi, Madame; j'éprouve peu de joie à répéter ces nouvelles: cependant, ce que je dis est vrai. Le roi Richard est sous la main puissante de Bolingbroke ; leurs fortunes à tous deux ont été pesées; dans le plateau de Votre Seigneur il n'y a rien que lui-même, plus quelques vanités qui le font léger ; mais dans le plateau du grand Bolingbroke, outre sa personne, se trouvent tous les pairs anglais, et avec ce poids il l'emporte sur le roi Richard. Dépêchez à Londres, et vous verrez que ces nouvelles sont vraies ; je ne dis que ce que chacun sait.

La reine. — Malheur agile, toi dont les pieds sont si légers, est-ce que ce n'était pas à moi que revenait ton message, et je suis la dernière à le

recevoir? Oh! tu as voulu me servir la dernière, afin que je pusse garder plus longtemps ta douleur dans ma poitrine. Venez, mes Dames, allons retrouver à Londres le roi de Londres dans le deuil. Comment! étais-je donc née pour orner de mes regards affligés les triomphes du grand Bolingbroke? Jardinier, pour m'avoir appris ces nouvelles de malheurs, je prie Dieu que les plantes que tu greffes puissent ne jamais croître. (Sortent la reine et les Daines.)

Le jardinier. — Pauvre reine ! si ton état devait s'en bien trouver, je souhaiterais que mon habileté de jardinier fût soumise à ta malédiction. Elle a laissé tomber là une larme; à cette place, je planterai une plate-bande de rue, la triste herbe de grâce. La rue, qui veut dire la même chose que compassion, sera prochainement vue ici, en souvenir d'une reine en pleurs. (Ils sortent.)


ACTE IV

SCENE UNIQUE

Londres. — Westminster-Hall.

Entrent BOLINGBROKE, AUMERLE, SURREY, NORTHUMBERLAND, PERCY, FITZWATER, un autre lord, L'ÉVÉQUE DE CARLISLE, L'ABBÉ DE WESTMINSTER et des gens de leurs suites. Des officiers viennent derrière eux amenant BAGOT.

Bolingbroke. — Faites avancer Bagot. Maintenant, Bagot, décharge franchement ton aine; que sais-tu de la mort du noble Glocester? qui la complota avec le roi et qui se chargea de l'office sanglant de mettre fin à ses jours avant leur terme?

Bagot. — En ce cas, mettez en face de moi le Lord Aumerle.

Bolingbroke. — Avancez, mon cousin, et regardez cet homme.

Bagot. — Monseigneur Aumerle, je sais que votre langue audacieuse dédaigne de nier ce qu'elle a dit une fois. A cette époque maudite où la mort de Glocester fut complotée, je vous ai entendu dire : « Mon bras n'est-il pas assez long pour atteindre, de la tranquille cour d'Angleterre à Calais, la tête de mon oncle ?» A cette même époque, parmi beaucoup d'autres propos, je vous ai entendu dire que vous refuseriez l'offre de cent mille couronnes, si en retour Bolingbroke devait revenir en Angleterre, et vous ajoutiez en outre que ce pays serait bien heureux si votre cousin mourait.

Aumerle. — Princes et nobles Lords, quelle réponse ferai-je à cet homme vil ? dois-je déshonorer mes heureuses étoiles en me mettant sur le pied d'égalité avec lui pour le châtier ? Je dois le faire, ou bien il faut que mon honneur soit souillé par l'accusation de ses lèvres calomnieuses. Voici mon gage, le sceau de mort délivré de ma main qui te marque pour l'enfer. Je dis que tu mens, et je maintiendrai que ce que tu as dit est faux dans le sang de ton cœur, quoiqu'il soit bien trop vil pour teindre la lame de mon épée de chevalier.

Bolingbroke. — Bagot, arrête; tu ne relèveras pas ce gage.

Aumerle. — Un seul excepté, je voudrais que ce fût le plus grand de cette assemblée qui m'eût ainsi outragé.

Fitzwater. — Si ta valeur a besoin d'égalité, voici mon gage, Aumerle, en échange du tien. Par ce beau soleil qui nous montre la place où tu te trouves, je t'ai entendu dire, et tu le disais en t'en vantant, que tu étais l'auteur de la mort du noble Glocester. Tu mens vingt fois si tu nies ce propos, et je ferai rentier avec la pointe de ma rapière ta fausseté, là où elle fut engendrée, c'est-à-dire dans ton cœur.

Aumerle. — Tu n'oserais pas vivre pour voir ce jour-là, lâche.

Fitzwater. — Sur mon âme, je voudrais que ce fût à l'instant même.

Aumerle. — Tu es damné en enfer pour les paroles, Fitzwater.

Percy. — Aumerle, lu mens ; Son Honneur est aussi loyal dans cette provocation que tu es toi déloyal ; et en témoignage de ce que je dis , je jette ici mon gage, pour prouver sur toi la vérité de mes paroles jusqu'à extinction de souffle: relève-le, si tu l'oses.

Aumerle. — Et si je ne le relève pas, puissent mes mains se pourrir et ne plus jamais brandir un acier vengeur au-dessus du heaume brillant de mon ennemi !

Un lord. — Parjure Aumerle, je jette mon gage à terre pour le même motif, et je te lance d'un seul coup autant de démentis qu'on en peut crier dans ton oreille de traître entre un soleil et un autre : voici le gage de mon honneur ; sers-t'en pour une épreuve, si tu l'oses.

Aumerle. — Qui me provoque encore ? Par le ciel, je répondrai à tous : j'ai mille courages dans un seul cœur pour répondre à vingt mille comme vous.

Surrey. — Milord Fitzwater, je me rappelle parfaitement le jour où vous causiez, vous et Aumerle.

Fitzwater. — C'est très-vrai ; vous étiez présent alors et vous pouvez témoigner avec moi que ce que je dis est vrai.

Surrey. — C'est aussi faux, par le ciel, que le ciel lui-même est véridique.

Fitzwater. — Tu mens, Surrey. Surrey. — Malhonnête bambin ! ce démenti donnera à mon épée un Ici amour de la vérité qu'elle

poursuivra réparation et vengeance jusqu'à ce que toi, le donneur de démentis et ton démenti, soyez couchés en terre aussi paisiblement que le crâne de ton père. Comme preuve de ce que je dis, voici le gage de mon honneur; sers t’en pour une épreuve, si tu l'oses.

Fitzwater. — Comme tu éperonnes sottement un cheval lancé à toute bride ! Si je suis capable d'oser boire, manger, respirer et vivre, je suis capable de rencontrer Surrey dans un lieu écarté et de cracher sur lui, pendant que je lui dirai qu'il ment, qu'il ment, et qu'il ment : voici le gage de ma bonne foi qui t'oblige à subir ma vigoureuse correction. Aussi vrai que j'espère prospérer dans ce monde où je fais mon entrée, Aumerle est coupable de ce dont je l'accuse véridiquement : en outre, j'ai entendu le proscrit Norfolk dire que toi, Aumerle, tu avais envoyé deux de tes hommes à Calais pour assassiner le noble Hue.

Aumerle. — Que quelque honnête chrétien me confie un gage : je jette celui-ci comme témoignage que Norfolk ment, s'il peut être rappelé de l'exil pour défendre son honneur.

Bolingbroke. — Ces querelles resteront suspendues jusqu'à ce que Norfolk soit rappelé : il sera rappelé, et quoique mon ennemi, il sera rétabli dans toutes ses terres et seigneuries : lorsqu'il sera revenu, nous obligerons Aumerle à soutenir l'épreuve.

L'évêque de Carlisle. — On ne verra jamais ce jour d'honneur. Longtemps le proscrit Norfolk a combattu pour Jésus-Christ dans les glorieuses batailles chrétiennes et déployé l'étendard de la croix chrétienne, contre les noirs païens, Turcs et Sarrazins : fatigué des œuvres de la guerre, il s'était retiré en Italie, et là, à Venise, i! a rendu son corps à la terre de ce charmant pays et son âme pure à son capitaine Christ sous les couleurs duquel il avait si longtemps combattu.

Bolingbroke. — Quoi, évêque, Norfolk est-il mort?

L'évêque de Carlisle. — Aussi sûrement que je vis, Monseigneur.

Bolingbroke. — Que la douce paix conduise sa douce âme dans le sein du bon vieux Abraham ! — Lords appelants, vos différends resteront suspendus jusqu'à ce que nous vous assignions vos jours d'épreuves.

Entre LE DUC D'YORK avec sa suite. Le duc d'York. — Grand duc de Lancastre, je viens à toi de la part de Richard au panache abattu ; il consent de sa pleine volonté à t' adopter pour héritier et il cède son sceptre puissant à la possession de ta main royale. Monte sur son trône dont il descend aujourd'hui, et vive longtemps Henri, quatrième du nom !

Bolingbroke. — Au nom de Dieu, je monterai les marches du trône royal.

L'évêque de Carlisle. — Vraiment, qu'à Dieu ne plaise! Il est possible que mes paroles les meilleures sonnent mal devant cette royale présence, cependant il m'appartient de dire la vérité. Plût à Dieu que quelqu'un dans cette noble assemblée fût assez noble pour être le juge loyal du noble Richard ! alors celui-là serait averti par une réelle noblesse de s'abstenir d'une si odieuse faute. Quel sujet a pouvoir de prononcer sentence sur son roi, et quels sont ceux qui siègent ici qui ne sont pas les sujets de Richard? Les voleurs ne sont pas jugés sans qu'on les entende, quelque évidence que présentent leurs crimes; et la figure de la majesté de Dieu, son capitaine, son lieutenant, son député élu, le roi oint, couronné, établi depuis des années sera jugé par la bouche d'un sujet et d'un inférieur sans que lui-même soit présent? O Dieu, défendez que dans un pays chrétien, des âmes civilisées commettent un acte si noir, si détestable, si infâme ! Te parle à des sujets et je parle comme un sujet éperonné par le ciel à prendre hardiment ainsi le parti de son roi. Milord de Hereford ici présent que vous appelez roi est un traître indigne envers le roi du hautain Hereford. Si vous le couronnez, écoutez ma prophétie : le sang des Anglais engraissera la terre et les siècles futurs gémiront pour cet acte indigne ; la paix ira sommeiller chez les Turcs et les infidèles, et dans ce royaume, séjour de la paix, les guerres tumultueuses mettront aux prises alliés contre alliés et parents contre parents; le désordre, l'horreur, la terreur, la révolte habiteront ici et cette terre sera nommée le champ du Golgotha et des crânes des morts. Oh ! si vous élevez cette maison-ci contre cette maison-là, cet acte engendrera la plus malheureuse division qui tomba jamais sur cette terre frappée de malédiction ! Prévenez cela, résistez à cela, que cela ne soit pas, de crainte que vos enfants et les enfants de vus enfants ne crient contre vous malheur !

Northumberland. — Vous avez bien raisonné, Messire; et pour vos peines, nous vous arrêtons ici pour crime de haute trahison. Milord de Westminster, chargez-vous de le tenir en sûreté jusqu'au jour de son jugement. — Vous plairait-il, Milords, d'accéder à la demande des Communes?

Bolingbroke. — Amenez ici Richard, afin qu'il puisse abdiquer en vue de tout le monde; en procédant ainsi, nous ne donnerons pas lieu au soupçon.

Le duc d'York. — Je serai son introducteur. (Il sort.)

Bolingbroke. — Milords qui êtes ici sous notre arrêt, donnez vos garanties que vous vous présenterez au jour fixé. (A l'évêque de Carliste.) Nous sommes peu redevables à votre affection et nous comptions peu sur votre concours.

Rentre- YORK avec le ROI RICHARD et des officiers portant la couronne.

Le roi Richard. — Hélas! pourquoi suis-je appelé devant un roi avant d'avoir secoué les pensées royales par lesquelles je régnais? C'est à peine si je commence à savoir insinuer, flatter, m'incliner, fléchir mes membres. Donnez le temps au chagrin de me dresser à cette soumission. Cependant je me rappelle bien les traits de ces hommes : n'étaient-ils pas à moi? Ne m'ont-ils pas maintes fois crié, profond salut? Ainsi fit Judas pour le Christ : mais lui, sur douze hommes, il n'en trouva qu'un seul de faux; moi, sur douze mille, je n'en ai pas trouvé un seul de vrai. Dieu sauve le roi! Personne ne dira-t-il, Amen? Dois-je être à la fois le prêtre et le clerc? Eh bien, alors, Amen! Dieu sauve le roi, quoique je ne sois pas le roi, et cependant, Amen, si le ciel pense que ce soit moi. Pour quel service m'envoie-t-on chercher?

Le duc d'York. — Pour accomplir de ton plein gré ce que les fatigues de la majesté t'ont fait offrir : la résignation de ton pouvoir et de ta couronne à Henri Bolingbroke.

Le roi Richard. — Donnez-moi la couronne. Ici, cousin, prenez la couronne; de ce côté ma main, de cet autre côté la vôtre. Maintenant cette couronne d'or ressemble à un puits profond dans lequel deux seaux se remplissent alternativement; en haut, dansant toujours dans l'air celui qui est vide, et l'autre en bas, invisible et plein d'eau ; je suis le seau qui est en bas plein de larmes, je baigne dans mes douleurs, pendant que vous montez en haut.

Bolingbroke. — Je croyais que vous aviez résigné volontairement la couronne.

Le roi Richard. — Oui, ma couronne, mais mes douleurs sont toujours miennes ; vous pouvez me déposer de mon pouvoir et de mes dignités, mais non de mes douleurs ; j'en suis toujours roi.

Bolingbroke. — Vous me donnez avec votre couronne une partie de vos soucis.

Le roi Richard. — Vos soucis en grandissant ne diminuent pas mes soucis à moi. Mon souci c'est la perte du souci opérée par mon vieux souci; votre souci, c'est le gain du souci gagné par un nouveau souci : les soucis que je donne, je les ai, quoique je les donne; ils suivent la couronne et, cependant, ils restent avec moi.

Bolingbroke. — Etes-vous content de résigner la couronne?

Le roi Richard. — Oui, non; non, oui; car je ne dois plus rien être; et cependant, non, non; car c'est à toi que je la résigne. Regarde maintenant comme je me détruis moi-même : je retire de ma tête ce poids pesant, de ma main ce sceptre incommode, de mon cœur cet orgueil royal; je lave l'huile qui m'a consacré avec mes propres larmes, je donne ma couronne avec mes propres mains, je nie mon pouvoir sacré avec ma propre langue, je souffle avec ma propre haleine sur tous les serments d'obéissance; j'abandonne mes châteaux, mes rentes, mes revenus; je nie mes actes, mes décrets, mes statuts. Dieu pardonne toutes les violations de serments qu'on fait envers moi ! Dieu garde entiers tous les serments qu'on te prête! Que moi qui n'ai plus rien, il ne m'afflige en rien, et que toi qui as tout acquis, il te donne joie en tout! Dieu protège le roi Henri et lui envoie de nombreuses années pleines de beaux jours ! voilà ce que dit Richard tombé de sa royauté. Que reste-t-il encore?

Northumberland, lui présentant un papier. — Rien, si ce n'est de lire ces accusations et ces graves attentats commis par votre personne et par vos compagnons contre l'Etat et l'intérêt du royaume, afin que les consciences puissent juger, par la confession que vous ferez , que vous êtes justement déposé.

Le roi Richard. — Me faut-il faire cela? Me faut-il effiler la trame de mes folies passées? Noble Northumberland, si tes fautes étaient écrites, cela ne te couvrirait-il pas de confusion de les lire dans une si belle assemblée? Si tu étais obligé à telle chose, tu trouverais dans ce registre de tes fautes un article détestable, celui qui contredit la déposition d'un roi et la lacération d'un serment fortement engagé, article marqué d'une tache et condamné dans le livre du ciel : oui, et vous qui êtes là et qui me regardez me débattre avec ma misère, quoiqu'il y en ait quelques-uns qui, comme Pilate, se lavent les mains et me montrent un semblant de pitié, oui vous, Pilâtes, vous m'avez livré ici à ma croix de douleur, et l'eau ne peut laver votre péché.

Northumberland. — Monseigneur, dépêchez, lisez ces articles.

Le roi Richard. — Mes yeux sont pleins de larmes, je ne puis voir : cependant l'eau salée ne les aveugle pas tellement que je ne puisse voir ici une bande de traîtres. Oui, et si je tourne les regards sur moi-même, je découvre que je ne suis pas moins traître que les autres ; car j'ai donné ici le consentement de mon âme pour dépouiller de sa pompe le corps d'un roi; car j'ai rendu la gloire basse, j'ai fait de la souveraineté une serve, de l'orgueilleuse majesté une sujette, et du pouvoir un paysan.

Northumberland. — Monseigneur

Le roi Richard. — Je ne suis pas ton Seigneur, homme insolent et hautain, ni le Seigneur de personne; je n'ai pas de nom, de titre; non, il n'est pas jusqu'à ce nom qui me fut donné au baptême qui ne soit usurpé. Hélas! quel malheur! faut-il que j'aie traversé tant d'hivers pour ne pas savoir maintenant de quel nom me nommer? Oh ! que ne suis-je un dérisoire roi de neige, pour me fondre en gouttes d'eau, exposé comme je le suis au soleil de Bolingbroke ! Bon roi, grand roi, qui n'es cependant pas grandement bon, si ma parole a encore quelque valeur en Angleterre, commande qu'un miroir soit apporté immédiatement pour qu'il me montre quelle face j'ai, maintenant que mon visage est dépouillé de sa majesté.

Bolingbroke. — Que quelqu'un d'entre nous aille chercher un miroir. (Sort un assistant.)

Northumberland. — Lisez ce papier en attendant qu'on apporte le miroir.

Le roi Richard. — Démon! tu me tourmentes avant que je n'aille en enfer.

Bolingbroke. — Ne le pressez pas davantage, Milord Northumberland.

Northumberland. — En ce cas, les Communes n'auront pas satisfaction.

Le roi Richard. — Elles seront satisfaites; j'en lirai assez quand je contemplerai le livre même où mes péchés sont écrits, et ce livre, c'est moi-même. (Entre ^assistant avec un miroir.) Donnez-moi ce miroir, je vais vous lire ce livre. Comment, mes rides ne sont pas plus profondes? Comment, la douleur a frappé des coups si nombreux sur mon visage et ne m'a pas fait des blessures plus profondes? O miroir flatteur! tu me trompes, pareil aux compagnons de ma prospérité. Ce visage est-il le visage de celui qui chaque jour entretenait dix mille hommes sous son toit domestique? Ce visage est-il celui qui, pareil au soleil, forçait à cligner des yeux ceux qui le regardaient? Est-ce là la face qui vit tant de folies en face, et qui à la fin a été effacée par Bolingbroke? Une gloire fragile brille sur ce visage, et aussi fragile que cette gloire est ce visage; (il brise le verre contre terre) car il est là, brisé en mille morceaux. Roi silencieux, remarque la morale de ce jeu; vois comme ma douleur a eu vite détruit mon visage.

Bolingbroke. — L'ombre de votre douleur a détruit l'ombre de votre visage.

Le roi Richard. — Répète cela. L'ombre de ma douleur ? Ah ! voyons : c'est vrai, mon chagrin est tout intérieur, et ces formes extérieures de la douleur sont simplement des ombres du chagrin invisible, dont se gonfle en silence l'âme torturée. C'est là qu'est la substance de mon chagrin, et je te remercie, ô roi, pour ta grande générosité qui ne s'est pas contentée de me donner une cause de gémir, mais qui a voulu encore m'enseigner la manière de déplorer cette cause. Je vais vous demander une faveur, puis je partirai et je ne vous importunerai plus. L'obtiendrai-je ?

Bolingbroke. — Nommez-la, beau cousin.

Le roi Richard. — Beau cousin! je suis plus grand qu'un roi, car lorsque j'étais roi, mes flatteurs n'étaient que des sujets; maintenant que je suis un sujet, j'ai un roi ici pour flatteur. Puisque je suis si grand, je n'ai plus besoin de mendier.

Bolingbroke. — Demandez, cependant.

Le roi Richard. — Et obtiendrai- je?

Bolingbroke. — Vous obtiendrez.

Le roi Richard. — Alors accordez-moi la permission de m'en aller.

Bolingbroke. — Où?

Le roi Richard. — Où vous voudrez, pourvu que je sois en dehors de vos yeux.

Bolingbroke. — Allez, que quelqu'un de vous le conduise à la Tour.

Le roi Richard. — Oh, voilà qui est bon! me conduire! Vous êtes tous en effet gens de conduite, vous qui si lestement avez su vous élever sur la chute d'un roi légitime. (Sortent le roi Richard, quelques Seigneurs et une garde.)

Bolingbroke. — Nous fixons solennellement à mercredi prochain notre couronnement : préparez-vous, Milords. (Tous sortent, sauf l’évêque de Carliste, l’abbé de Westminster et Aumerle.)

L'abbé de Westminster. — Nous avons contemplé ici un malheureux spectacle.

L'évêque de Carlisle. — Le malheur est à venir; les enfants encore à naître sentiront ce jour-ci les blesser comme des épines.

Aumerle. — Saints ecclésiastiques, n'y a-t-il pas un moyen de débarrasser le royaume de cette tache pernicieuse ?

L'abbé de Westminster. — Monseigneur, avant que je vous ouvre librement ma pensée, non seulement vous recevrez le sacrement comme garantie que vous garderez mon secret, mais vous promettrez d'accomplir tout le plan que je vous exposerai. Je vois vos fronts pleins de mécontentement, vos cœurs pleins de chagrins et vos yeux pleins de larmes. Venez souper avec moi; je vous exposerai un plan qui nous montrera à tous un heureux avenir. (Ils sortent.)

ACTE V

SCENE PREMIERE

Northumberland. Lisez ce papier en attendant qu'on apporte le ) Le roi Richard. Démon, tu me tourmentes.

Londres. — Une rue conduisant à la Tour.

Entrent LA REINE et ses dames.

La reine. — Le roi va venir de ce côté; c'est le chemin qui mène à cette fatale tour de Jules César, dont les flancs de pierre doivent servir de prison à mon Seigneur déchu, sur l'arrêt de l'orgueilleux Bolingbroke. Reposons-nous ici, si toutefois cette terre rebelle garde quelque place de repos pour la femme de son roi légitime. — Mais doucement, regardez, ou plutôt ne regardez pas, se flétrir ma belle rose: cependant, levez les yeux, contemplez-la, afin que la pitié vous dissolve en rosée, et que vous lui rendiez sa fraîcheur par les larmes d'une sincère affection.

Entre LE ROI RICHARD sous escorte.

La reine. — - O toi, image de la place où fut l'antique Troie; effigie de l'honneur, tombe du roi Richard, et non plus le roi Richard; ô toi, très belle hôtellerie, pourquoi faut-il que le chagrin au triste visage soit logé en toi, alors que le triomphe est devenu un convive de taverne?

Le roi Richard. — Ne t'unis pas avec le chagrin, ma belle épouse, ne t'unis pas avec' lui, si tu ne veux pas crue ma mort soit trop brusque : apprends, chère âme, à regarder notre première condition comme un heureux rêve dont nous nous sommes éveillés et qui nous laisse avec notre réelle condition que voici : je suis, ma douce amie, le frère inséparable de la dure fatalité; et elle et moi nous tiendrons compagnie jusqu'à la mort. Va-t'en en France; cloître-toi dans quelque maison religieuse. Il nous faut par nos existences saintes conquérir la couronne d'un nouveau monde, puisque nos heures profanes nous ont enlevé la couronne de ce monde ci.

La reine. — Quoi! mon Richard est-il à la fois transformé de corps et affaibli d'esprit? Bolingbroke a-t-il déposé ton intelligence ? est-il entré dans ton cœur? Le lion mourant allonge sa patte, et s'il ne peut blesser autre chose, il blesse au moins la terre, dans sa colère d'être vaincu, et toi qui es un lion et un roi des animaux, vas-tu comme un écolier prendre avec douceur ta correction, baiser la verge et caresser la rage avec une basse humilité ?

Le roi Richard. — Oui, roi des animaux, en vérité; si je n'avais gouverné que des bêtes, je régnerais encore heureusement sur des hommes. Amie, naguères encore reine, prépare-toi à partir de suite pour la France : pense que je suis mort, et que tu reçois ici de moi, comme à mon lit de mort, mon dernier adieu en ce monde. Dans les ennuyeuses soirées d'hiver, assieds-toi près du feu, avec de vieilles bonnes gens, fais-toi raconter par eux les récits des âges de malheur depuis longtemps écoulés, et avant de leur souhaiter bonne nuit, pour leur rendre le plaisir douloureux qu'ils t'auront donné, raconte-leur mon histoire lamentable, et renvoie tes visiteurs pleurant à leurs lits. Car, vois-tu, les tisons insensibles sympathiseront eux-mêmes avec les douloureux accents de la langue et trouveront des larmes pour éteindre le feu par compassion : quelques-uns se couvriront de cendres et d'autres se revêtiront de charbon comme signe de deuil pour la déposition d'un roi légitime.

Entre NORTHUMBERLAND avec sa suite.

Northumberland. — Monseigneur, Bolingbroke a changé d'avis; c'est à Pomfret et non à la Tour que vous devez aller. Quant à vous, Madame, on a pris des mesures pour que vous vous dirigiez en toute hâte sur la France.

Le roi Richard. — Northumberland, échelle par laquelle le grandissant Bolingbroke monte à mon trône, le temps ne sera pas vieilli de bien nombreuses heures, avant que ton ignoble crime, arrivant à maturité, ne se répande en humeur purulente. Tu en viendras à penser que, quand bien même il diviserait le royaume et t'en donnerait la moitié, ce serait trop peu pour l'avoir aidé à conquérir le tout : lui, de son côté, pensera que toi qui sais le moyen de planter des rois illégitimes, tu découvriras, sans qu'on aie besoin de beaucoup t'aider pour cela, un autre moyen pour le précipiter de son trône usurpé. L'affection des amis scélérats se convertit en crainte, cette crainte en haine, et la haine pousse l'un d'eux ou les pousse tous deux à un péril qui leur est dû et à une mort méritée.

Northumberland. — Mon péché retombera sur ma tête et voilà tout. Prenez congé et séparez-vous ; car vous devez vous séparer sans délai.

Le roi Richard. — Doublement divorcé! Méchantes gens, vous violez un double mariage ; le mariage entre ma couronne et moi et le mariage entre moi et mon épouse. Laisse-moi effacer par un baiser le serment qui nous a unis, toi et moi, et cependant non, car c'est avec un baiser que fut fait ce serment. Sépare-nous, Northumberland, et dirige-nous, moi sur le nord où le pays languit sous le froid pénétrant et la maladie, ma femme sur la France d'où elle vint ornée comme le doux mai et où elle retourne pareille à la Toussaint ou au plus court des jours de l'année.

La reine. — Devons-nous être séparés? Devons-nous nous quitter?

Le roi Richard. — Oui, mon amour, ta main doit se séparer de ma main, ton cœur doit se séparer de mon cœur.

La reine. — Bannissez-nous tous deux, et envoyez le roi avec moi.

Northumberland. — Ce serait charitable, mais peu politique.

La reine. — Alors, laissez-moi aller là où il va.

Le roi Richard. — C'est ainsi que nous deux, pleurant ensemble, nous faisons une même harmonie de douleur. Pleure pour moi en France, je pleurerai pour toi ici. Mieux vaut être loin que d'être près l'un de l'autre sans être près

SCENE II

d'un mutuel bonheur. Va, compte ta route par tes soupirs, je compterai la mienne par mes gémissements.

La reine. — Alors celui qui aura la plus longue route est celui qui gémira le plus.

Le roi Richard. — Comme la route est courte, je pousserai deux soupirs pour chaque pas et je ralentirai le voyage par le poids des chagrins de mon cœur. Allons, allons, que notre cour au chagrin soit rapide, puisqu'en l'épousant il doit si longtemps rester avec nous. Un baiser fermera nos lèvres et nous nous séparerons en silence. C'est ainsi que je te donne mon cœur et que je prends le tien. (Ils s 1 embrassent.)

La reine. — Rends-moi le mien: ce serait une triste action que de prendre ton cœur et de le tuer. (Ils s'embrassent de nouveau.) Maintenant que j'ai repris le mien, pars, je vais essayer de le tuer avec un soupir.

Le roi Richard. — Nous égayons le malheur par les retards de ces caresses. Une fois encore, adieu; que notre douleur dise le reste. (Ils sortent.) Londres. — Un appartement dans le palais du duc d'York.

Entrent LE DUC et LA DUCHESSE D'YORK.

La duchesse d'York. — Monseigneur, lorsque les pleurs interrompirent votre récit, vous m'aviez dit que vous achèveriez de me raconter l'arrivée de nos deux cousins à Londres.

Le duc d'York. — Où en suis-je resté ?

La duchesse d'York. — A ce triste incident, Monseigneur, de mains grossières et rebelles qui du haut des fenêtres jetaient de la poussière et des ordures sur la tête du roi Richard.

Le duc d'York. — Eh bien, comme je vous le disais, le duc, le grand Bolingbroke, monté sur un coursier ardent et impétueux que semblait bien connaître son ambitieux cavalier, et dont il modérait l'allure,. s' avançait d'un pas lent mais majestueux, pendant . que toutes les bouches criaient : a Dieu te protège, Bolingbroke ! » Vous auriez cru- que les fenêtres elles-mêmes parlaient, .tant il y avait de têtes jeunes et vieilles qui s'entassaient avec empressement aux ouvertures, désireuses de voir son visage, et que toutes les murailles avec les images peintes des tapisseries dont elles étaient recouvertes, disaient toutes à la fois : <t Jésus te protège ! sois le bienvenu, Bolingbroke! » Lui, pendant ce temps -là, tète nue, et incliné plus bas que le cou de son cheval, se tournant tantôt d'un coté, tantôt d'un autre, leur disait: <t Je vous remercie, mes compatriotes, «  et ce faisant il poursuivait sa marche.

La duchesse d'York. — Hélas, pauvre Richard ! quelle figure faisait-il alors?

Le duc d'York. — De même que dans un théâtre, après qu'un acteur aimé a quitté la scène, les spectateurs fixent leurs yeux avec indifférence sur l'acteur qui entre ensuite et trouvent son bavardage ennuyeux, de même et avec plus de mépris encore, les yeux de la foule se sont fixés insolemment sur Richard: personne n'a crié: Dieu le protège ! nulle bouche joyeuse ne lui a souhaité la bienvenue, mais de la poussière a été jetée sur sa tête sacrée qu'il secouait avec un si noble chagrin et dont le visage était tellement partagé entre les sourires et les larmes, signes de sa douleur et de sa résignation, que si Dieu, pour quelque puissant motif caché, n'avait pas recouvert d'acier les cœurs des hommes, ces cœurs auraient forcément éclaté devant un tel spectacle et que la barbarie elle-même aurait eu pitié de lui. Biais le ciel a la main dans ces événements et nous devons nous soumettre à sa puissante volonté. Nous sommes maintenant par serment les sujets de Bolingbroke, dont je reconnais pour toujours le pouvoir et l'honneur.

La duchesse d'York. — Voici venir mon fils Aumerle.

Le duc d'York. — Celui qui était Aumerle, mais qui s'est perdu pour être l'ami du roi Richard; Madame, vous devez maintenant l'appeler Butland. J'ai dans le parlement engagé pour lui ma parole que son obéissance et que sa loyale soumission envers le nouveau roi seraient inaltérables.

Entre AUMEBLE.

La duchesse d'York. — Sois le bienvenu, mon fils ! Quelles sont les violettes qui émaillent le sein verdoyant de ce nouveau printemps?

Aumerle. — Madame, je ne le sais pas et je ne m'en soucie guères. Dieu sait que j'aime autant ne pas faire partie de ce printemps que d'être une de ses fleurs.

Le duc d'York. — Bon, mon fils; tâchez de vous bien comporter dans ce nouveau prince duc d'York. Parcours récrit que voilà, et tu connaîtras I. Aumerle. Rappelle-toi, en le lisant, ta promesse précédente.

temps, si vous ne voulez pas être cueilli avant l'heure. Quelles nouvelles d'Oxford? les joutes et les triomphes continuent-ils ?

Aumerle. — Autant que je sache, Monseigneur, ils continuent.

Le duc d'York. — Vous irez, j'en suis sûr.

Aumerle. — J'en ai l'intention, si Dieu ne s'y oppose pas.

Le duc d'York. — Qu'est-ce que c'est que ce sceau qui sort de ta poitrine? Comment, tu pâlis! laisse-moi voir cet écrit.

Aumerle. — Monseigneur, ce n'est rien.

Le duc d'York. — Peu importe alors qui le lise : je veux être satisfait ; laisse-moi voir cet écrit.

Aumerle. — Je supplie Votre Grâce de me pardonner; c'est une affaire de peu d'importance que, pour certaines raisons, je ne voudrais pas laisser voir.

trahison que mon essouffle pêche de raconter.

Le duc d'York. — Et que moi, pour d'autres raisons, je prétends voir, Monsieur. Je crains, je crains

La duchesse d’York. — . Que pouvez -vous craindre? ce n'est rien que quelque engagement qu'il aura contracté pour un gai costume qu'il destine au jour du triomphe.

Le duc d'York. — Alors c'est un engagement qu'il s'est souscrit à lui-même ! Comment a-t-il sur lui l'engagement qu'il a souscrit à un autre? Femme, tu es une sotte. Enfant, laisse-moi voir cet écrit.

Aumerle. — Pardonnez-moi, je vous en conjure ; je ne puis pas le montrer.

Le duc d'York. — Je veux être satisfait ; montre -le-moi, te dis-je. (Il enlève le papier et le lit.) Trahison ! ignoble trahison ! Scélérat ! traître! manant !

La duchesse. d'York. — Qu'y a-t-il. Monseigneur ?

Le duc d'York. — Holà ! y a-t-il quelqu'un ici?

Entre un valet.

Le duc d'York. — Sellez mon cheval. Dieu ait pitié de nous ! quelle trahison !

La duchesse d'York. — Eh bien, qu'y a-t-il, Monseigneur ?

Le duc d'York. — Donnez-moi mes bottes, dis-je ; sellez mon cheval . Sur mon honneur, sur ma vie, sur ma foi, je vais dénoncer le scélérat ! (Sort le valet.)

La duchesse d'York. — Qu'y a-t-il, Monseigneur?

Le duc d'York. — Taisez-vous, sotte femme.

La duchesse d'York. — Je 'ne veux pas me taire; qu'y a-t-il, mon fils?

Aumerle. — Soyez tranquille, ma bonne mère; il n'y en a pas là plus que je ne peux en payer avec ma pauvre vie.

La duchesse d'York. — En payer avec ta vie !

Le duc d'York. — Apportez-moi mes bottes : je vais aller trouver le roi.

Rentre le valet avec les bottes.

La duchesse d'York. — Frappe-le, Aumerle. Pauvre enfant, tu es tout interdit. (Au valet.) Hors d'ici, vilain! ne te montre jamais plus à mes yeux !

Le duc d'York. — Donnez-moi mes bottes, dis-je.

La duchesse d'York. — Qu'est-ce donc, York, que vas-tu faire ? Est-ce que tu ne dois pas cacher la faute de ton sang? Avons-nous d'autres fils? sommes-nous capables d'en avoir d'autres ? Est-ce que le temps n'a pas tari ma fécondité ? et tu veux arracher à ma vieillesse mon bel enfant et me voler mon nom sacré de mère ? Ne te ressemble-t-il pas? n'est-il pas tien?

Le duc d'York. — Folle et sotte femme, est-ce que tu veux laisser caché ce noir complot? Ils sont une douzaine qui ont fait serment et se sont réciproquement engagé par l'étreinte de leurs mains à tuer le roi à Oxford.

La duchesse d'York. — Il n'en sera pas; nous le garderons ici : et alors en quoi cela le regarde-t-il !

Le duc d'York. — Arrière, folle femme! je le dénoncerai, hit -il vingt fois mon fils.

La duchesse d'York. — S'il t'avait coûté les

mêmes gémissements qu'à moi, tu serais plus compatissant. Mais je vois ta pensée, maintenant; tu soupçonnes que j'ai été déloyale à ton lit et que c'est un bâtard et non ton fils. Mon doux York, mon doux mari, n'aie pas cette pensée ; il te ressemble autant qu'homme peut te ressembler ; il ne me ressemble pas à moi, ni à personne de mon sang, et pourtant je l'aime.

Le duc d'York. — Laisse-moi passer, femme indocile! (Il sort.)

La duchesse d'York. — Cours après lui, Aumerle! Monte sur son cheval, donne de l'éperon, cours en toute hâte, arrive devant le roi et sollicite ton pardon avant qu'il ne t'accuse. Je ne resterai pas longtemps en arrière : quoique je sois vieille, je suis sûre. que je pourrai courir aussi vite que York et je ne me relèverai pas de terre avant que Bolingbroke ne t'ait pardonné. En route, partons ! (Ils sortent.)

SCENE III

Windsor. — Un appartement dans le château.

Entrent BOLINGBROKE roi, PERCY et d'autres lords.

Bolingbroke . — Personne ne peut-il me donner des nouvelles de mon libertin de fils? Il y a maintenant trois mois pleins que je ne l'ai pas vu : si quelque malheur nous menace, c'est lui. Plaise à Dieu, Milords, qu'on puisse le trouver. Cherchez à Londres, parmi les tavernes, car on dit qu'il les fréquente journellement avec des compagnons sans frein ni mœurs, appartenant à ces gens qui s'embusquent dans des allées étroites, battent notre guet et volent les passants ; et lui, jeune gars frivole et efféminé, il se fait un point d'honneur de soutenir une bande si dissolue.

Percy. — Monseigneur, j'ai vu le prince il y a deux jours et je l'ai informé des fêtes tenues à Oxford.

Bolingbroke. — Et qu'a dit le galant?

Percy. — II a répondu qu'il irait au bordel, qu'il prendrait un gant à une des créatures les plus publiques, qu'il le porterait comme un gage d'amour, et qu'avec ce trophée il se faisait fort de désarçonner le plus robuste jouteur.

Bolingbroke. — Aussi dissolu qu'effronté : cependant à travers son effronterie et sa corruption, j'aperçois certaines lueurs qui me donnent de meilleures espérances que ses années plus mûres pourront peut-être réaliser. Mais qui Ment ici?

Entre AUMERLE avec précipitation.

Aumerle. — Où est le roi?

Bolingbroke. — Qu'a donc notre cousin pour être en tel émoi et rouler des yeux si effrayés ?

Aumerle. — Dieu protège Votre Grâce ! Je conjure Votre Majesté de m' accorder un instant d'entretien seul avec elle.

Bolingbroke. — Retirez-vous et laissez-nous seuls ici. (Sortent Percy et les Lords.) Qu'y a-t-il, maintenant, notre cousin ?

Aumerle, s 'agenouillant . — Puissent mes genoux prendre racine en terre, puisse ma langue s'attacher à mon palais, à moins que je ne sois pardonné avant de me lever ou de parler.

Bolingbroke. — Cette faute a-t-elle été commise, ou bien en est-elle restée à l'intention? Si elle rentre dans la seconde de ces conditions, quelque odieuse qu'elle puisse être, je te la pardonne pour conquérir ta future affection.

Aumerle. — Alors donnez- moi la permission de tourner la clef, afin que personne n'entre jusqu'à ce que mon récit soit fini.

Bolingbroke. — Fais selon ton désir. (Aumerle ferme la porte.)

Le duc d'York, de l’extérieur. — Mon Suzerain, prends garde ; fais attention à toi ; tu as un traître en ta présence.

Bolingbroke. — Scélérat, je vais me garantir contre toi.

Aumerle. — Retiens ta main vengeresse; tu n'as aucune raison de craindre.

Leduc b York, de f extérieur. — Ouvre la porte, roi confiant, follement courageux ! Vas-tu forcer mou affection à prendre le ton de la révolte? Ouvre la porte ou je vais la briser. (Bolingbroke ouvre la porte.)

Entre LE DUC D'YORK.

Bolingbroke. — Qu'y a-t-il, mon oncle ? parlez : reprenez haleine ; dites-nous à quelle distance le danger est de notre personne, afin que nous puissions nous armer pour marcher à sa rencontre.

Le duc d'York. — Parcours l'écrit que voilà et tu connaîtras la trahison que mon essoufflement m'empêche de raconter.

Aumerle. — Rappelle-toi, en le lisant, ta pro messe précédente : je me repens; consens à n'y pas lire mon nom; mon cœur n'est pas complice de ma main.

Le duc d'York. — Oui, cela était vrai avant que la main eût apposé ton nom ici, scélérat ! Roi, j'ai enlevé ce papier de la poitrine du traître; c'est la crainte et non l'affection qui dicte son repentir : oublie d'avoir pitié de lui, de peur que ta pitié ne se transforme en un serpent qui te piquera au cœur.

Bolingbroke. — Oh l'odieuse, la dangereuse, l'audacieuse conspiration! O père loyal d'un fils traître ! source aux eaux pures, immaculées, blanches comme l'argent, d'où a pris naissance ce ruisseau qui s'est sali en traversant des terrains de boue, ton excès de bien se convertit en mal, mais l'abondance de tes vertus fera pardonner celte tache mortelle de ton coupable fils.

Le duc. d'York. — En sorte que ma vertu sera l'entremetteuse de ses vices et que sa honte dépensera mon honneur, comme les fils prodigues dépensent l'or de leurs pères économes. Mon honneur vit si son déshonneur meurt, ou bien son déshonneur forcera ma vie à s'écouler dans la honte. Tu me tues en lui permettant de vivre; si tu lui laisses le souffle, c'est le traître qui vit et l'honnête homme qui est mis à mort.

La duchesse d'York, de l’extérieur. — Holà, mon Suzerain! au nom du ciel laissez-moi entrer.

Bolingbroke. — Quelle est la suppliante à la voix perçante qui pousse ce cri désespéré ?

La duchesse d'York. — C'est une femme et ta tante, grand roi ; c'est moi. Consens à parler avec moi, aie pitié de moi, ouvre la porte ; celle qui te mendie est une mendiante qui n'a jamais mendié auparavant.

Bolingbroke. — Notre scène change; d'une pièce sérieuse nous passons à la comédie de La Mendiante et le Roi. Mon dangereux cousin, faites entrer votre mère ; je sais qu'elle vient supplier pour votre odieux péché- (Aumerle va ouvrir la porte.)

Le duc d'York. — Quelle que soit la personne qui te supplie, si tu pardonnes, cette clémence fera prospérer de nouveaux crimes. Ce membre corrompu une fois retranché, les autres membres restent sains ; épargné, celui-là corrompra tous les autres.

Entre LA DUCHESSE D'YORK. La duchesse. — O roi, ne crois pas cet homme au cœur dur ! celui qui ne s'aime pas lui-même ne peut aimer personne.

Le duc d'York. — Femme frénétique, que viens-tu faire ici? ton vieux sein veut-il une fois encore nourrir un traître ?

La duchesse d'York. — Mon doux York, sois patient. (Elle s’agenouille. ) Écoutez-moi, mon noble Suzerain.

Bolingbroke. — Relevez - vous, ma bonne tante.

La duchesse d'York. — Non, pas encore, je t'en conjure ; car je marcherai sur mes genoux et je n'aurai aucun jour heureux, jusqu'à ce que tu me donnes le bonheur en pardonnant -à Rutland, mon enfant coupable.

Aumerle, s’agenouillant . — Je joins mes génuflexions aux supplications de ma mère.

Le duc d'York, s 'agenouillant. — J'oppose à leurs supplications, à tous deux, mes génuflexions loyales. Puisses-tu mal prospérer, si tu fais grâce !

La duchesse d'York. — Parle-t-il sérieusement? regardez son visage; ses yeux ne versent pas de larmes ; ses paroles viennent de sa bouche seule, mais les nôtres viennent du cœur. Il ne prie que faiblement et son désir serait d'être refusé ; nous, nous vous prions du cœur, de l'âme et de tout : il serait heureux, j'en suis sûre de relever ses vieux membres; nos genoux à nous resteront courbés jusqu'à ce qu'ils prennent racine en terre : ses prières sont pleines de menteuse hypocrisie ; les nôtres sont pleines de zèle sincère et de profonde intégrité. Nos prières dépassent la valeur des siennes; accordez-leur donc cette clémence que les vraies prières doivent obtenir.

Bolingbroke. — Relevez- vous, ma bonne tante.

La duchesse d'York. — Non, ne dites pas « relevez-vous, » mais dites d'abord « je pardonne », et ensuite, «relevez-vous. » Oh! si j'étais ta nourrice, si j'étais chargée de t'apprendre à parler, « pardon » serait le premier mot qui sortirait de tes lèvres. Je n'ai jamais su, jusqu'à ce moment, ce qu'était le désir d'entendre une parole : Roi, dis : o je pardonne ; » que la pitié t'enseigne à le dire : le mot est court, mais il est encore plus doux que court ; nul mot ne convient autant aux lèvres des rois que celui de pardon.

Le duc d'York. — Roi, prononcez le mot en français ; dites : pardonnez-moi

La duchesse d'York. — Enseignes-tu au pardon à détruire le pardon? O mon acre mari, mon

Seigneur au cœur dur, tu mets le mot en guerre avec le mot ! Prononce ce mot pardon avec le sens qu'il a dans notre pays, nous ne comprenons pas ce français à double sens. Ton œil commence à parler déjà, que ta langue continue ; ou bien encore fais descendre ton oreille dans ton cœur compatissant, afin qu'entendant comme nos plaintes et nos prières le pénètrent, la pitié puisse te pousser à répéter ce mot « pardon ».

Bolingbroke. — Ma bonne tante, relevez-vous.

La duchesse d'York. — Je ne demande pas à me relever; le pardon est toute la requête que je présente.

Bolingbroke. — Je lui pardonne, comme je désire que Dieu me pardonne.

La duchesse d'York. — O gain heureux d'une génuflexion ! cependant je tremble encore de crainte : répète-le ; dire deux fois, je pardonne, n'est pas pardonner deux fois, mais rendre un seul pardon plus fort.

Bolingbroke, — De tout mon cœur, je lui pardonne.

La duchesse d'York. — Tu es un dieu sur la terre.

Bolingbroke. — Mais quant à notre digne beau-frère, à l'abbé, et aux autres membres de cette bande de conspirateurs, la mort va immédiatement leur donner la chasse. Mon bon oncle, faites envoyer quelques détachements à Oxford ou en n'importe quel endroit que se trouvent ces traîtres: ils ne vivront pas en ce monde, je le jure, et je mettrai la main sur eux, si je puis découvrir où ils sont. Oncle, adieu, et vous cousin, adieu aussi : votre mère a bien prié; montrez-vous loyal.

La duchesse d'York. — Viens, mon ancien fils ; je prie Dieu qu'il fasse de toi un nouvel homme.

SCENE IV

Windsor. — Un autre appartement dans le château. Entrent sir PIERCE D'EXTON et un valet.

Exton. — N'as-tu pas remarqué les paroles que le roi a prononcées? « N'ai-je pas d'ami, a-t-il dit, qui puisse me délivrer de cette crainte vivante? » Est-ce que ce ne sont pas ses paroles?

Le valet. — Oui, ses paroles mêmes.

Exton. — «N'ai-je pas d'ami?» a-t-il dit: il a répété cela deux fois. Il a insisté deux fois là-dessus, n'est-ce pas?

Le valet.— Oui.

Exton. — Et en parlant ainsi, il me regardait d'une manière interrogative, comme s'il eût voulu dire : Je voudrais que tu fusses l'homme qui me délivrât de cette terreur de mon cœur; sous-entendant le roi qui est à Pomfret. Viens, partons :je suis l'ami du roi et je le débarrasserai de son ennemi. (Ils sortent.)

SCENE V

Pomfret. — Le donjon du château. Entre le ROI RICHARD.

Le roi Richard. — Je me suis ingénié à chercher comment je pourrais comparer cette prison avec le monde; mais comme le monde est peuplé et qu'il n'y a ici d'autres créatures que moi, je n'ai pu y réussir; cependant, je vais tâcher de trouver. Je comparerai ma cervelle à la femelle de mon esprit et mon esprit au mâle de ma cervelle; à eux deux, ils procréent une génération de pensées qui, à leur tour, en engendrent d'autres, et ces pensées peuplent ce petit monde qui est moi ; ces pensées ressemblent vraiment aux gens qui peuplent le monde, car aucune n'est contente. Les meilleures, les pensées des choses divines, sont entremêlées de scrupules et mettent aux prises les mots avec les mots, comme celles-ci, par exemple : « Laissez venir à moi les petits ; » et encore : « Il est plus difficile d'entrer qu'à un chameau de passer par le trou d'une aiguille » Les pensées qui ont l'ambition pour objet complotent d'impossibles miracles; comment, par exemple, ces vaines et faibles ongles pourraient s'y prendre pour s'ouvrir un passage à travers la cuirasse de pierre de ce dur monde, c'est-à-dire les vieilles murailles de ma prison; et comme elles ne peuvent pas y aboutir, elles meurent dans leur propre orgueil. Les pensées qui recommandent la résignation, nous consolent en nous disant que nous ne sommes pas le premier des captifs de la fortune et que nous ne serons pas le dernier, comme ces sots mendiants qui, mis au carcan, donnent à leur honte ce refuge, que d'autres y ont été et y seront mis, et qui dans cette pensée trouvent une manière de consolation à placer leur propre infortune sur le dos de ceux qui ont enduré le même traitement. C'est ainsi qu'en une seule personne, je joue le rôle de plusieurs acteurs, dont aucun n'est content. Quelquefois je suis roi ; alors la trahison me fait souhaiter d'être un mendiant, et c'est ce que je suis. Puis l'écrasante pénurie me persuade que j'étais plus heureux lorsque j'étais roi, et alors je redeviens roi : mais peu à peu j'arrive à réfléchir que je suis détrôné par Bolingbroke, et immédiatement je ne suis plus rien. Mais quelque personnage que je sois, ni pour moi, ni pour aucune autre créature humaine, il ne saurait y avoir de satisfaction en rien, avant de rencontrer la satisfaction de n'être rien. (Musique.) Est-ce de la musique que j'entends? Ah, ah! gardez vos temps; combien est désagréable la douce musique, lorsque les temps ne sont pas gardés et qu'on n'observe pas la mesure ! Il en est de même dans la musique de la vie humaine. Ici, j'ai l'oreille assez délicate pour surprendre le temps interrompu sur une corde mal accordée, mais je n'ai pas eu d'oreille pour observer que mon temps était interrompu dans l'harmonie qui devait régner entre mon pouvoir et le temps. J'ai abusé du temps, et maintenant le temps abuse de moi ; car maintenant le temps m'a pris pour l'horloge qui marque ses divisions: mes pensées sont les minutes et mes soupirs sont le tic-tac qui marque l'heure sur mes yeux, cadran visible, où mon doigt, pareil à l'aiguille d'un cadran, se dirige toujours pour essuyer mes larmes. Maintenant, Monsieur, les sons qui indiquent l'heure qu'il est, sont les gémissements de douleur qui frappent sur mon cœur, qui est la cloche; c'est ainsi que les soupirs, les larmes et les gémissements marquent les minutes, les secondes, les heures; mais mon temps court en poste auprès de la joie orgueilleuse de Bolingbroke, tandis que je suis ici faisant l'office insensé du Jacquemart de son horloge. Cette musique me rend fou; qu'elle ne joue plus; car bien que la musique ait souvent rétabli des fous dans leur bon sens, il me semble, par ce que je sens, qu'elle pourrait rendre fous les hommes sages. Cependant, béni soit le cœur de celui qui me la donne ! car c'est un signe d'affection, et l'affection pour Richard est un joyau d'un prix singulier dans ce monde qui tout entier le hait.

Entre un valet d'écurie.

Le valet. — Salut, prince royal!

Le roi Richard. — Merci, noble pair ! le meilleur marché de nous deux est de dix groats trop cher. Qui es-tu? et comment viens-tu ici, où personne ne vient jamais, excepté le morose chien de garde qui m'apporte ma nourriture pour permettre à mon infortune de vivre?

Le valet. — J'étais un pauvre valet de tes écuries, roi, lorsque tu régnais; et faisant route pour York, après beaucoup de difficultés, j'ai enfin obtenu la permission de pouvoir contempler le visage de celui qui fut mon royal maître. Oh! comme mon cœur saignait lorsque je contemplais, le jour du couronnement, Bolingbroke monté sur le rouan Barbary! ce cheval que tu as si souvent monté toi-même, ce cheval que j'ai si soigneusement élevé !

Le roi Richard. — Il montait Barbary? Dis-moi, gentil ami, quel air avait sous lui ce cheval?

Le valet. — Un air si fier, qu'on eût dit que la terre ne pouvait pas le porter.

Le roi Richard. — Tellement fier il était d'avoir Bolingbroke sur son dos! Cette rosse avait mangé du pain de ma main royale; c'est cette main qui par ses caresses lui a donné cette fierté Ne pouvait-il faire de faux pas? ne pouvait-il s'abattre (puisque l'orgueil doit tomber), et briser le cou de l'homme orgueilleux qui usurpait son dos? Pardon, mon cheval! pourquoi te faire des reproches, puisque créé pour être dominé par l'homme, tu es né pour porter? Je n'avais pas été créé cheval et, cependant, je porte un fardeau comme un âne surmené et épuisé par le manège de Bolingbroke.

Entre un gardien avec un plat.

Le gardien, au valet. — Camarade, quitte la place; on ne peut rester plus longtemps ici.

Le roi Richard. — Si tu m'aimes, pars, il en est temps.

Le valet. — Ce que ma langue n'ose pas dire, mon cœur le dira. (Il sort.)

Le gardien. — Monseigneur, vous plairait- il de manger?

Le roi Richard. — Goûte d'abord de ces mets, comme c'est ta coutume.

Le gardien. — Monseigneur, je n'ose pas. Sir Pierce d'Exton, qui est venu tout récemment de la part du roi, ordonne le contraire.

Le roi Richard. — Le diable emporte Henri de Lancastre et toi? La patience est une rosse et j'en suis las. (Il frappe le gardien.)

Le gardien. — Au secours, au secours, au secours !

Entrent SIR PIERCE D'EXTON et des serviteurs armés.

Le roi Richard. — Qu'est-ce maintenant? Que veut la mort avec cette attaque brutale. Scélérat, ta main brandit l'instrument de ta propre mort. (Il arrache une arme, à l’un des hommes et le tue.) Va, toi, et remplis une autre chambre de l'enfer. (Il en tue un second; alors Exton le frappe.) Cette main qui poignarde ainsi ma personne brûlera dans le feu qui ne s'éteint jamais. Exton, ta main cruelle a taché la terre du roi du propre sang du roi. Monte, monte, mon âme, dont le trône est en haut, tandis que ma chair grossière s'affaisse ici pour mourir. (Il meurt.)

Exton. — Aussi plein de valeur que de sang royal! j'ai éteint les deux. Oh, plût au ciel que ce fût une action juste ! car maintenant le diable qui me disait que c'était une bonne action, me dit qu'elle est enregistrée dans l'enfer. Je vais porter ce roi mort au roi vivant : qu'on enlève les autres et qu'on leur donne ici la sépulture. (Ils sortent.)

SCENE VI

Windsor. — Un appartement dans le château.

Fanfares. Entrent BOLINGBROKE en costume royal, LE DUC D'YORK, des seigneurs et des gens de la suite.

Bolingbroke. — Mon cher oncle York, les dernières nouvelles que j'apprends portent que les rebelles ont consumé par le feu notre ville de Chichester dans Ie Gloucestershire; mais s'ils sont pris ou massacrés, on ne nous le dit pas.

Entre NORTHTJMBERLAND.

Bolingbroke. — Salut, Milord ; quelles nouvelles ?

Northumberland. — D'abord je souhaite à ton pouvoir sacré toute la fortune possible. La nouvelle la plus récente est que j'ai envoyé à Londres les têtes de Salisbury, de Spencer, de Blunt et de Kent; la manière dont ils ont été pris vous sera minutieusement expliquée dans ce pallier. (Il lui présente un papier.)

Bolingbroke. — Nous te remercions pour tes peines, gentil Percy : nous récompenserons ton mérite à sa juste valeur.

Entre FITZWATER.

Fitzwater. — Monseigneur, j'ai envoyé d'Oxford à Londres les têtes de Brocas et de sir Bennet Seely, deux de ces traîtres dangereusement associés qui avaient comploté à Oxford ta ruine funeste.

Bolingbroke. — Je n'oublierai pas tes peines, Fitzwater; très-noble est ton mérite, je le reconnais avec joie.

Entre PERCY avec L'EVÈQUE DE CARLISLE.

Percy. — Le grand conspirateur, l'abbé de Westminster, accablé du fardeau de sa conscience et d'une noire mélancolie, a cédé son corps à la tombe; mais l'évêque de Carlisle est ici vivant pour attendre ton jugement royal et la condamnation de son orgueil.

Bolingbroke. — Carlisle, voici votre sentence, choisis quelque lieu écarté, quelque pieuse retraite autre que celles que tu possèdes et jouis-y de la vie; pourvu que tu vives en paix, meurs libre de toute persécution : car quoique tu aies été toujours mon ennemi, j'ai aperçu en toi de nobles éclairs d'honneur.

Entre sir PIERCE D'EXTON avec une escorte portant un cercueil.

Exton. — Grand roi, dans ce cercueil je te présente tes craintes ensevelies : ici repose inanimé le plus puissant et le plus grand de tes ennemis, Richard de Bordeaux, par moi apporté en ces lieux.

Bolingbroke. — Exton, je ne te remercie pas; car tu as de ta main fatale commis un acte qui retombera en scandale sur ma tête et sur ce glorieux pays.

Exton. — C'est sur un mot de votre bouche que j'ai commis cet acte, Monseigneur.

Bolingbroke. — Ceux qui ont besoin du poison, n'aiment pas pour cela le poison et je ne t'aime pas ; bien que je le désirasse mort, je hais le meurtrier et j'aime l'homme assassiné. Reçois pour récompense les remords de ta conscience ; mais tu n'auras jamais de moi une bonne parole ni une faveur. Vas errer avec Caïn à travers les ombres de la nuit, et ne montre jamais ta tête au jour et à la lumière. Lords, je proteste que mon âme est navrée de douleur qu'il ait fallu m' arroser de sang pour me faire grandir: venez, pleurez avec moi sur celui que je regrette, et mettez-vous immédiatement en deuil; je ferai un voyage en Terre Sainte pour laver de ce sang ma main coupable : marchez avec recueillement à ma suite et honorez mon deuil par vos pleurs en suivant cette bière prématurée.

(Ils sortent.)