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LA PATRIE.

— Il semble, murmure le lord chambellan, que le mariage du roi avec la femme de son frère serre de trop près sa conscience.

— Non, chuchotte malicieusement Suffolk, c’est sa conscience qui serre de trop près une autre dame.

Et tous de regretter bien bas une décision que chacun approuvera tout haut. Le duc de Norfolk, qui dans quelques jours figurera comme maréchal au couronnement de la nouvelle reine, est le premier à déplorer que le roi veuille se séparer ainsi du « joyau qui depuis vingt ans était suspendu à son cou. » Mais, de toute la cour, devinez quelle est la personne apparemment la plus désolée ? C’est Anne de Boleyn ! Dans une scène où l’ironie du poëte perce à chaque mot, lady Anne exprime la douloureuse surprise que lui cause la détermination de Henry VIII. Comment se fait-il que le roi veuille rejeter loin de lui « une femme avec qui il a vécu si longtemps, une femme si vertueuse que jamais langue n’a pu rien dire contre son honneur, une femme qui n’a jamais su ce que c’était que mal faire ? La chasser ainsi ! Ah ! c’est un malheur qui attendrirait un monstre ! » En présence d’une telle disgrâce, lady Anne se prend à envier le sort des petits :

— Vrai, soupire-t-elle mélancoliquement, mieux vaut être né en bas lieu et vivre avec les humbles, dans le contentement, que se pavaner dans un ennui splendide et porter une tristesse d’or… Par ma foi et ma virginité ! je ne voudrais pas être reine.

— Fi donc ! s’écrie une vieille solliciteuse qui a entendu ce beau serment, je voudrais bien être reine, moi ; et pour ça, j’aventurerais ma virginité ; et vous, vous en feriez autant, malgré toutes les grimaces de votre hypocrisie.

— Non, en bonne vérité.

— Vous ne voudriez pas être reine ?