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INTRODUCTION.

gar avait assumé les hideux dehors d’un possédé. Depuis ce moment, le jeune fugitif errait sur les routes, en proie au dernier dénûment, se nourrissant d’ordure, s’abreuvant d’ignominie, « vivant de crapauds et de lézards, dévorant la bouse de vache, extorquant la charité des pauvres fermes, tantôt par des imprécations, tantôt par des prières. » Et c’est lui que vous venez de voir sortir, échevelé, écumant, épouvantable, de la masure où Lear allait entrer.

Comment ne pas admirer ici le génie du poête ? Avec quel art il a su réunir sur la même scène ces deux infortunes exceptionnelles, pour les faire gémir de concert ! Avec quelle puissance de concentration il a su fondre ce double drame dans une émotion unique ! Là, sur cette bruyère désolée, devant ce bouge immonde, dans la même pénurie, après la même catastrophe, se rencontrent l’aristocratie bannie et la monarchie proscrite. La sympathie du malheur attire au même instant sous nos yeux ces deux victimes de la révolte contre nature, cet adolescent et ce vieillard, — l’un, le fils maudit par son père ; l’autre, le père chassé par ses filles.

Hélas ! une dernière disgrâce doit atteindre le roi Lear. L’apparition d’Edgar est comme la secousse suprême infligée à la raison chancelante de l’auguste banni. En apercevant ce forcené, le vieillard succombe à l’hypocondrie contre laquelle il se débattait depuis longtemps. Par un contre-coup fatal, le délire fictif d’Edgar provoque la démence trop réelle de Lear ; la frénésie passe subitement des gestes et des paroles de l’un aux idées de l’autre.

Edgar. — Arrière ! le noir démon me poursuit ! À travers l’aubépine hérissée souffle le vent glacial.

Lear. — Tu as donc tout donné à tes filles, que tu en es venu là !…

Le fou. — Nenni, il s’est réservé une couverture,