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INTRODUCTION.

compassion de toutes ces détresses. En apercevant la chétive hutte où Kent le conduit, il songe à la misère dont elle est le refuge. Il songe aux malheureux dont ce taudis est le palais. Il songe à tous les damnés qui depuis leur naissance agonisent dans cet enfer social où il vient d’être jeté lui-même : « Ô détresses sans asile !… Pauvres indigents tout nus, où que vous soyez, têtes inabritées, estomacs inassouvis, comment sous des guenilles trouées vous défendez-vous contre des temps pareils ? Oh ! j’ai pris trop peu de souci de cela… Opulence, essaie du remède, expose-toi à souffrir ce que souffrent les misérables pour savoir ensuite leur émietter ton superflu et leur montrer des cieux plus justes. » Mea culpa solennel de la toute-puissance repentante ! Salutaire remords infligé par le poëte à la royauté négligente ! Le justicier Shakespeare condamne la monarchie déchue à faire amende honorable à l’humanité.

Cependant le fou, qui avait pénétré le premier dans la cabane, vient d’en ressortir tout effaré.

— N’entre pas là, mon oncle, il y a un esprit… À l’aide ! à l’aide !

— Donne-moi ta main… qui est là ?

— Un esprit !… un esprit !… Il dit qu’il s’appelle pauvre Tom.

La terreur du bouffon ne s’explique que trop. Une horrible apparition vient de surgir, derrière lui, sur le seuil de la hutte : c’est un être à demi nu, le visage barbouillé de fange, les cheveux hérissés, la mine farouche. Quel est ce personnage hideux ? Est-ce un échappé de Bedlam ? Est-ce un possédé ? Est-ce un démoniaque ? Se peut-il qu’une créature ait été dégradée à ce point ? Par quelle aventure inouïe un vivant à face humaine a-t-il pu être réduit à une telle abjection ?

Écoutez cette lamentable histoire que le poëte a soudée pour jamais à la légende du roi Lear.