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INTRODUCTION.

de son abjection. Sous ce vil surcot il a fait battre le plus noble des cœurs. Dans cet avorton il a mis une grande âme. Ainsi transfiguré, le bouffon n’est plus le forçat du rire, il en est le héros. Cette verve obstinée qui nargue les éléments conjurés, qui oppose aux fureurs de la tempête le bruit de ses grelots et qui répond par des éclairs aux éclairs, n’est plus la bonne humeur obligée de l’appétit besoigneux, elle est la gaieté invincible d’un admirable dévouement. Elle ne reçoit plus l’aumône des rois, elle la leur fait.

La nuit est venue, une de ces nuits formidables qui « épouvantent les rôdeurs mêmes des ténèbres, » une « nuit où l’ourse aux mamelles taries reste dans son antre, où le lion et le loup, mordus par la faim, tiennent leur fourrure à l’abri. » À voir cette perturbation de la nature, on dirait que le monde physique est bouleversé comme le monde moral. Les choses semblent être en proie au même chaos que les âmes. L’ouragan, complice des filles de Lear, associe à leurs violences barbares ses violences sauvages. La pluie crache sur les cheveux blancs qu’a conspués Goneril ; la bise soufflette le front vénérable que Régane a bumilié. Entendez-vous l’auguste vagabond qui jette au firmament son pardon sublime : « Ciel, gronde de toutes tes entrailles ! crache, flamme ! jaillis, pluie ! Pluie, vent, foudre, flamme, vous n’êtes point mes filles. Éléments, je ne vous accuse pas d’ingratitude. Jamais je ne vous ai donné de royaume, jamais je ne vous ai appelés mes enfants. Vous ne me devez pas obéissance ! Laissez donc tomber sur moi l’horreur à plaisir ! »

Tandis que le roi tient tête à la tempête, survient le fidèle Kent qui dissimule toujours sous la livrée de Caïus son dévouement proscrit. Kent hors d’haleine annonce