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LA FAMILLE.

tre eux et lui la solidarité de l’âge. S’il est juste que les camarades s’entr’aident, sa vieillesse vénérable a droit à la sympathie des divinités vénérables.

— Ô cieux ! si vous aimez les vieillards, si votre doux pouvoir encourage l’obéissance, si vous-mêmes êtes vieux, faites de cette cause la vôtre, lancez vos foudres et prenez mon parti.

Hélas ! les cieux eux-mêmes renient ce compagnon. Le tonnerre, réclamé par le vieillard, va gronder tout à l’heure, mais ce n’est pas contre Régane, ce n’est pas contre Goneril, c’est contre le roi Lear !

Chassé par ses filles, Lear fuit le château de Glocester. Déjà on n’aperçoit plus à l’horizon que la silhouette de l’ingrat manoir, vaguement éclairé par les lueurs mourantes du crépuscule. Partout aux alentours la campagne est nue et désolée. Pas un arbre où s’abriter, pas même un fourré où cacher sa tête, et la nuit arrive, et l’orage approche. Le roi erre sur la bruyère, toujours accompagné de son fou. Ô déchéance ! De ce magnifique cortége qui l’entourait hier, il ne lui reste plus que ce bouffon. Tous les courtisans chamarrés qui naguère le suivaient comme une meute, princes, comtes, barons, chambellans, marjordomes, écuyers, ont disparu. De tant de familiers qui lui avaient juré dévouement, un seul ne l’a pas quitté : c’est ce farceur en costume de Gilles et en bonnet d’âne, c’est ce pauvre enfant du peuple, ramassé dans la rue pour sa difformité comique, élevé comme un chien sous la menace du fouet, et nourri pour ses pasquinades des miettes du festin royal. — Ah ! rendez hommage avec moi à la pensée généreuse du poëte. Ce drôle, placé au dernier rang de la servilité et dont la livrée même est grotesque, cet être dégradé qui n’a même plus le droit d’avoir une émotion à lui, ce souffre-douleur voué au supplice d’une incessante hilarité, Shakespeare l’a relevé