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INTRODUCTION.

cœur de sa langue de serpent. Que toutes les vengeances accumulées du ciel tombent sur sa tête ingrate !

— Ô dieux propices, interrompt Régane, vous ferez le même vœu pour moi dans un accès de colère !

— Non, Régane. Jamais tu n’auras ma malédiction. Ta nature palpitante de tendresse ne s’abandonnera pas à la dureté. Son regard est féroce, le tien ranime et ne brûle pas. Ce n’est pas toi qui voudrais lésiner sur mes plaisirs, mutiler ma suite, me lancer de brusques regards, réduire mon train. Tu connais trop bien les devoirs de la nature, les obligations de l’enfance, les règles de la courtoisie, les exigences de la gratitude. Tu n’as pas oublié cette moitié de royaume dont je t’ai dotée.

Pitoyable subterfuge ! misérable tactique opposée par le père désespéré à la menaçante réalité ! Lear a beau persuader à sa fille qu’elle n’est pas ingrate ; il a beau lui remettre en mémoire ses engagements et ses devoirs, faire appel à sa nature palpitante de tendresse ; il a beau invoquer un ange : c’est un démon qui lui répond. Éperdu, la sueur au front, les sanglots dans la voix, il a beau se cramponner à une dernière illusion ; il faut que cet espoir suprême lui échappe. Enfin, la vérité éclate avec la brutale clarté de l’évidence. Goneril entre et Régane lui tend la main. L’horrible pacte, secrètement conclu, est avoué publiquement. Les deux sœurs se sont liguées contre leur père.

Abandonné par sa seconde fille, le roi n’a plus d’appui ici-bas. Aussi, ce n’est plus de cette terre qu’il attend du secours. Lui qui naguère, dans son orgueil omnipotent, signifiait ses volontés aux puissances d’en haut et déchaînait contre Cordélia « toutes les influences des astres qui font exister et cesser d’être, » le voilà réduit à implorer pour lui-même l’assistance des cieux. Dans une sublime prière, il les adjure de se souvenir qu’il y a en-