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LA FAMILLE.

— Rien !

— De rien ne peut rien venir. Parlez encore.

— Malheureuse que je suis, je ne puis soulever mon cœur jusqu’à mes lèvres. J’aime Votre Majesté comme je le dois : ni plus ni moins.

— Allons, allons, Cordélia, réformez un peu votre réponse, de peur qu’elle ne nuise à votre fortune.

— Mon bon seigneur, vous m’avez mise au monde, vous m’avez élevée, vous m’avez aimée. Moi, je vous rends en retour les devoirs auxquels je suis tenue. Je vous obéis, vous aime et vous vénère. Pourquoi mes sœurs ont-elles des maris, si, comme elles le disent, elles n’aiment que vous ? Peut-être, au jour de mes noces, l’époux dont la main recevra ma foi emportera-t-il avec lui une moitié de mon dévouement. Assurément, je ne me marierai pas, comme mes sœurs, pour n’aimer que mon père.

— Mais parles-tu du fond du cœur ?

— Oui, mon bon seigneur.

— Si jeune et si peu tendre !

— Si jeune, monseigneur, et si sincère !

La noble obstination montrée par Cordélia a une conséquence inévitable. L’autocrate habitué au pouvoir absolu ne peut laisser impunie cette stoïque résistance de la piété filiale. Ne pouvant suborner son enfant, il la déshérite et il la repousse de lui, en lui jetant ces paroles qu’il prend, l’insensé ! pour une malédiction : « Que ta sincérité soit ta dot ! »

« Be thy truth thy dower ! »

Puis il partage entre les deux aînées le domaine qu’a dédaigné Cordélia. Vainement un serviteur fidèle du roi, le comte de Kent, le conjure de révoquer cette sentence hâtive, en déclarant que « l’honneur est oblige à la franchise, quand la majesté cède à la flatterie. » Le prince