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INTRODUCTION.

couvre les lambris, tapisse les murailles et circule en tous sens sur les livrées mêmes des valets. Le potentat vit là, au milieu des perpétuels enchantements qui font illusion à la toute-puissance. Pas une bouche qui ne lui sourie, pas une tête qui ne s’incline sur son passage. Il a pour pages les premiers-nés de la noblesse, pour écuyers des barons et des comtes, pour chambellans des princes. Les plus grands seigneurs mettent leur fierté à le servir à genoux. Les plus puissants se disputent sa protection, et c’est une question parmi les courtisans de savoir s’il est plus favorable au duc d’Albany qu’au duc de Cornouailles.

Dans l’atmosphère viciée des cours, quel esprit, si pur qu’il fût, ne finirait par se corrompre ? Encensé dès son enfance par un peuple prosterné, le roi n’a pu résister à cette influence délétère. De même que l’aristocratie a flétri l’âme de Coriolan, de même la monarchie a flétri l’âme de Lear. L’adulation a étouffé en lui les germes les meilleurs. Par un continuel acquiescement, elle a habitué le roi à ne jamais être contredit et elle a changé en impatience sa vivacité native. Elle l’a accoutumé à tout rapporter à lui, et elle a rendu personnelle sa générosité même. Systématiquement elle lui a caché toutes les misères de ce monde, et, par là, elle a desséché son cœur en y tarissant la source divine des larmes. — Élevé dans une incessante apothéose, Lear ne connaît pas les saines douleurs de la vie, il ignore les douces expansions de la sympathie et les ineffables débordements de la pitié. Infortuné à qui toujours tout a ri ! Malheureux qui n’a jamais pleuré ! — La nature avait créé un être bon, bienveillant, tendre, sensible, aimant, ouvert à toutes les tendresses ; mais la royauté a pris cet être au berceau, elle l’a allaité de vanité, elle l’a nourri de mensonge, et elle en a fait un tyran. Développé par la fatale institutrice, l’égoïsme a envahi cette âme généreuse et y a terni la plus désinté-