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LA FAMILLE.

foule par des plaisanteries de carrefour, un autre confident, tout dévoué au roi Léir, Périllus, qui ébauche grossièrement la noble figure de Kent, et enfin une espèce de bravo sans nom, qui, par sa criminelle complaisance envers les filles aînées du vieux roi, esquisse vaguement la magistrale infamie d’Oswald. — Quant à l’action proprement dite, l’auteur avait suivi le scénario traditionnel, en se bornant à y intercaler trois épisodes secondaires. Tout d’abord, il avait ménagé entre Cordella et le roi de Gaule une entrevue amoureuse, où l’auguste prétendant, déguisé en pèlerin, séduit par ses charmes personnels le cœur de la jeune princesse. Ensuite, il avait imaginé une scène fort tragique, où le roi Léir désarme, par un sermon sur l’enfer, le spadassin que ses filles ont payé pour l’assassiner. Enfin, coup de théâtre suprême ! pour amener la reconnaissance finale entre Cordella et son père, il avait prêté au roi de Gaule et à sa femme la fantaisie d’un pique-nique au bord de la mer, en sorte que les deux époux fussent amenés tout naturellement à mettre le couvert sur la plage même où devait débarquer le monarque banni. C’est à l’aide de ces beaux ressorts que le Gringoire anglais avait cru assurer la marche et la vogue de sa sotie ; et le fait est que cet ouvrage naïf figurait depuis de longues années dans le répertoire anglais, quand tout à coup lui survint un formidable concurrent.

Le 26 décembre 1606, le soir de la Saint-Étienne, les comédiens du roi donnaient une représentation extraordinaire au palais de White-Hall, et jouaient devant Sa Majesté une pièce nouvelle de maître William Shakespeare, intitulée Le roi Léar.

Certes c’est une date mémorable dans les fastes de l’art que cette soirée du 26 décembre 1606, où le grand tragédien Burbage créa devant la cour d’Angleterre le rôle du roi Lear. Quel critique nous rendra compte de cette