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APPENDICE.

chez tous deux paraissait une sorte de noblesse peu conforme à une telle détresse. Les premières paroles qu’ils entendirent furent celles du vieillard.

— Eh bien, Léonatus[1], disait-il, puisque je ne puis te décider à me mener là où je pourrais mettre fin à mon malheur et à ta peine, je te supplie de m’abandonner : ne crains rien, ma misère ne peut être plus grande qu’elle ne l’est, et la misère seule me convient ; ne redoute pas le danger de ma marche aveugle, je ne saurais tomber plus bas que je ne suis. Et ne t’obstine pas, je te prie, à t’embarrasser de ma détresse. Mais fuis, fuis de cette région qui n’est bonne que pour moi.

— Cher père, répondit le jeune homme, ne m’enlevez pas le seul bonheur qui me reste : tant que je puis vous rendre service, je ne suis pas tout à fait misérable.

— Ah ! mon fils, dit le vieillard en soupirant comme si la douleur s’efforçait de briser son cœur, combien il me sied mal d’avoir un tel fils, et combien ta bonté accuse ma perversité !

Ces douloureuses paroles, et d’autres encore, prouvant bien que les deux interlocuteurs n’étaient pas nés pour la condition dans laquelle ils étaient, décidèrent les princes à aller à eux et à demander au plus jeune qui ils étaient.

— Messieurs, répondit-il avec une bonne grâce que rendait plus agréable un certain ton d’attendrissement, je vois bien que vous êtes étrangers, puisque vous ignorez notre misère, si connue ici que pas un homme n’ignore combien nous devons être misérables. En vérité, notre situation est telle que, bien que nous ayons surtout besoin de pitié, rien n’est plus dangereux pour nous que de nous faire connaître de façon à exciter la pitié. Mais votre physio-

  1. Edgar, dans Le roi Lear.