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CORIOLAN ET LE ROI LEAR.

temps — qu’un homme peut faire ce qui lui plaît de son bien. — Mais n’avez-vous qu’une fille en tout ?

leir.

— J’en ai deux de plus, et deux de trop.

cordella.

— Oh ! ne parlez pas ainsi ; attendez plutôt la fin : — les méchants peuvent avoir la grâce de se réformer. — Mais comment vous ont-elles offensé à ce point ?

leir.

— Si je racontais cette histoire dès le commencement, — il y aurait de quoi faire pleurer un cœur de diamant. — Et toi, pauvre enfant, tu as si bon cœur — que tu pleures avant que j’aie commencé.

cordella.

— Au nom du ciel, parlez ; et quand vous aurez fini, — je vous dirai pourquoi je pleurais si tôt.

leir.

— Sachez donc d’abord que je suis né en Bretagne, — et que j’ai eu trois filles d’une épouse bien-aimée. — J’ose le dire, elles étaient d’une beauté achevée ; — spécialement la plus jeune des trois, — dont les perfections étaient pour ainsi dire uniques. — Je raffolais d’elles avec une jalouse tendresse, — et j’imaginai, pour savoir laquelle des trois m’aimait le mieux, — de leur demander laquelle ferait le plus pour moi. — La première et la seconde me flattèrent avec des mots, — et jurèrent qu’elles m’aimaient plus que leur existence. — La plus jeune dit qu’elle m’aimait autant qu’un enfant — pouvait le faire : je tins sa réponse pour fort offensante, — et sur-le-champ, dans une boutade furieuse, — je la repoussai de moi pour l’abandonner à la merci des tempêtes. — Je donnai en dot aux deux autres — tout ce que j’avais, y compris même mes vêtements : — et je ne donnai rien que disgrâce et ennui — à celle qui eût mérité la plus belle part. — Maintenant, remarquez ce qui s’ensuivit. Quand j’eus fait cela, — je séjournai chez ma fille aînée. — Pendant quelque temps je fus bien traité ; — je vécus dans une condition qui me suffisait. — Bien que sa sollicitude se refroidît de jour en jour, — je supportais tout avec patience, — en affectant de ne pas voir ce que je voyais. — À la fin pourtant elle se laissa emporter si loin — par un accès de fureur et d’inexplicable haine — que, dans les termes les plus ignobles et les plus humiliants, — elle me dit de faire mes paquets et d’aller me réfugier ailleurs. — Je fus donc obligé de me rendre — chez ma seconde fille pour lui demander