Page:Shakespeare - Œuvres complètes, traduction Hugo, Pagnerre, 1872, tome 9.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
22
LA FAMILLE.

fallait, comment que ce fût, l’élire consul[1] » Le Coriolan tragique n’a pas cette facile souplesse du Coriolan historique. Son inflexible fierté ne saurait condescendre ainsi à aduler la multitude. Imaginez le plus altier des lords daignant s’offrir comme candidat aux manants de quelque bourg pourri : ce n’est que du bout des lèvres que le grand seigneur féodal murmure les compliments exigés. Plus hautain encore, Coriolan ne sollicite pas les suffrages du peuple, il les réclame :

— Vous savez pourquoi je suis ici debout ?

— Oui, nous le savons. Dites-nous pourtant ce qui vous y amène.

— Mon mérite.

— Votre mérite ?

— Oui, et non pas ma volonté.

— Pourquoi pas votre volonté ?

— Ce n’a jamais été ma volonté de demander l’aumône aux pauvres.

C’est ainsi que Marcius revendique les voix du peuple souverain. — Admirable scène tout entière imaginée par Shakespeare ! Quel supplice pour l’arrogant praticien que d’avoir à solliciter cette foule tant méprisée de lui ! Ces meurt-de-faim, ces va-nu-pieds, ces gagne-petit qu’il voulait décimer naguère, ces gueux dont il eût souhaité entasser les cadavres dans une hécatombe haute comme sa lance, il est donc condamné par la loi à les implorer ! Il est obligé d’être le mendiant de ces mendiants ! Pour haranguer cette tourbe, le guerrier a dû mettre bas les armes, rejeter sa lance, dépouiller sa cuirasse, abdiquer son épée et s’affubler de la robe de bure du suppliant ! Pour prier toutes ces détresses, cet orgueil surhumain a dû revêtir le sordide haillon de la misère ! Ah ! c’en est trop ! Shakes-

  1. Traduction d’Amyot.