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LA FAMILLE.

une odieuse usurpation. L’humanité regarde et ne reconnaît plus ce père devenu prince, ce fils devenu baron. Le sentiment inné de l’égalité proteste du fond de tous les cœurs contre les prétentions étranges de cette hautaine maison. La raison se refuse à confesser une supériorité que rien ne justifie : de quel droit ces hommes se croient-ils au-dessus des autres ? De quel droit se déclarent-ils seuls gentilshommes ? De quel droit réclament-ils à jamais pour eux et pour leurs successeurs l’apanage de tous les biens de ce monde, noblesse, dignité, excellence, richesse, liberté, pouvoir ? Admettons qu’ils aient d’illustres aïeux : s’ensuit-il que les descendants valent les ancêtres ? Ils prétendent léguer toute puissance à leurs enfants : peuvent-ils leur léguer tout mérite ? Ont-ils des codicilles pour transmettre le talent ? Est-ce que la vertu est un fief ? Est-ce que le génie est un majorat ?

Ainsi, quand la famille, méconnaissant l’origine commune du genre humain, ose se constituer en caste, elle soulève contre elle les murmures du bon sens. Elle ne peut établir sa prépondérance politique que par un outrage continuel à la raison et à l’indépendance de tous. Elle s’attire nécessairement les colères de la cité qu’elle veut régir. Elle révolte les esprits, et tôt ou tard la rébellion des esprits entraîne l’insurrection des bras. Alors les déshérités se liguent contre les privilégiés, les manants contre les seigneurs, les travailleurs contre les oisifs, les prolétaires contre les richesses, et la guerre civile s’allume.

C’est cette situation violente que nous offre la première scène de Coriolan. Une émeute formidable vient d’éclater dans la ville de Rome. Les plébéiens remplissent le Forum, armés de piques, de bâtons et de massues. Un orateur de carrefour énonce avec une éloquence farouche les griefs des révoltés. Il faut mettre un terme à la tyrannie de la famille patricienne qui opprime et affame le peuple. « Le superflu