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INTRODUCTION.

chacune des souffrances qu’il doit mettre en scène. Faut-il que cette mère en détresse sanglote plus pathétiquement ? Vite un événement relire au poête son enfant. Faut-il que ce fils en deuil soit plus désespéré ? Soudain un autre événement enlève au poëte son père. On dirait que le destin, mécontent des premiers essais du maître, fait du malheur une condition nécessaire au perfectionnement de son génie : il le met lui-même à la torture, afin de lui arracher des cris plus humains et plus déchirants. Pour que le poëte rugisse mieux à travers son drame, le tout-puissant Phalaris l’enferme vivant dans la douleur ardente.

Ainsi interprétée par sa vie même, l’œuvre de Shakespeare acquiert un nouveau titre à la vénération et à l’enthousiasme des âges. Les souffrances qu’il a produites sur le théâtre nous deviennent d’autant plus sympathiques et plus sacrées qu’il a dû lui-même les ressentir. Nous apprécions mieux encore les merveilles qu’il nous a léguées, en nous rappelant que de peines intimes elles lui ont coûtées ! Hélas ! les plus belles émotions de ce monde n’ont guère été pour William que des désenchantements. Nous l’avons déjà vu, — ami, il fut trompé par son ami ; amant, il fut éconduit par sa bien-aimée : il subit lui-même tour à tour les déceptions de Valentin trahi par Protée et les déboires de Troylus renié par Cressida. Le sort ne lui fut pas moins hostile que l’humanité. Fils, il eut le triste devoir d’ensevelir son père. Père, il eut la pénible mission d’enterrer son fils.

Shakespeare a été cruellement éprouvé par l’existence : il n’a cessé de faire à ses dépens l’expérience des passions humaines. C’est à l’intensité de ses douleurs personnelles qu’il a dû mesurer la puissance de ces affections essentielles à l’âme, l’amour filial et l’amour paternel. Est-il étonnant que, frappé par une double catastrophe, il n’ait vu dans ces deux sentiments si doux que des agents impla-