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ROSALINDE.

court combat. La bête en expirant rugit si fort que Saladin s’éveilla en sursaut, stupéfait de voir un animal si monstrueux étendu mort et un si charmant gentilhomme blessé à ses côtés. Ne reconnaissant pas son frère sous le nouveau costume : « Messire, lui dit-il, qui que tu sois, je vois que tu as redressé ma destinée par ton courage, et sauvé ma vie au sacrifice de la tienne. Cet acte m’attache à toi désormais par le plus humble dévouement. » Et poussant un profond soupir, il ajouta : « Sache que je suis fils de sire Jehan de Bordeaux. Saladin est mon nom. Hélas ! j’ai hérité des possessions de mon père, mais non de ses vertus. En mourant, il avait confié à ma charge mes deux frères. J’ai envoyé le puîné à l’Université, pensant qu’il devait lui suffire de se morfondre sur des livres, tandis que je vivrais sur ses revenus. Quant au plus jeune qui était la joie de mon père, quant au jeune Rosader (et en prononçant ce nom, Saladin fondit en larmes), après l’avoir élevé chez moi comme un esclave, je l’ai chassé de Bordeaux, et il vit on ne sait où, le pauvre gentilhomme, sans doute dans une détresse profonde. Les dieux, ne pouvant laisser impunie une pareille impiété, ont voulu que le roi me cherchât querelle, dans l’espoir de s’emparer de mes terres, et m’exilât de France, pour toujours. Acccablé de remords, pour pénitence de mes folies passées, je vais ainsi en pèlerinage à la recherche de mon frère, afin de me réconcilier avec lui en toute humilité ; et ensuite je me rendrai en Terre sainte, pour finir mes jours dans une vieillesse aussi vertueuse que ma jeunesse a été pleine de coupables vanités. »

En apprenant la résolution de Saladin, Rosader fut pris de pitié pour ses douleurs : « Saladin, s’écriait-il, sache donc que tu as enfin retrouvé ton frère, aussi désolé de ta détresse que tu es accablé de sa misère. » Saladin, levant les yeux et considérant sa physionomie,