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ROSALINDE.

devinant qu’il était amoureux, elles interrompirent sa mélancolie par leur approche, et Ganimède l’arracha à sa rêverie en ces termes :

— Qu’y a-t-il, veneur ? As-tu perdu la trace de quelque cerf blessé ? Ne t’afflige pas, l’ami, d’une perte aussi futile : tu n’aurais eu pour ta part que la peau, l’épaule et les cornes ; c’est le sort du chasseur de bien viser et de manquer sa proie.

— Tu frappes à côté, Ganimède, dit Aliéna. Sa douleur est grande, et ses soupirs dénotent une perte plus sérieuse ; peut-être, en traversant ces halliers, a-t-il vu quelque belle nymphe, et est-il devenu amoureux.

— C’est possible, dit Ganimède, car il vient de graver ici quelque sonnet. Voyons donc ce que disent les vers du veneur.

Lisant le sonnet et remarquant le nom de Rosalinde, Aliéna regarda Ganimède et se prit à rire ; et Ganimède, détournant ses regards sur le chasseur et reconnaissant Rosalinde, se prit à rougir, mais, voulant cacher son secret sous son travestissement de page, elle s’adressa hardiment à lui :

— Dis-moi, je te prie, veneur, quelle est cette Rosalinde pour qui tu te consumes en une telle douleur ? Est-ce quelque nymphe, de la suite de Diane, dont tu as vanté la chasteté par de telles épithètes ? ou est-ce quelque bergère qui hante ces plaines et a, par sa beauté, ensorcelé ton âme, que tu chantes sous le nom supposé de Rosalinde, comme Ovide chanta Julie sous le nom de Corinne ? ou, dis-moi, morbleu, est-ce cette Rosalinde dont les bergers ont souvent ouï parler, tu sais bien, berger, la fille de Gérismond qui fut jadis roi, et est maintenant proscrit dans la forêt des Ardennes !

C’est elle, dit Rosader en poussant un profond soupir ; ô gentil pâtre, c’est elle ! c’est cette sainte que je sers,